Natsume Sōseki, Oreiller d’herbes
Trad. Ryoji Nakamura & René De Ceccatty.
Ch. 1
Ce qui débarrasse de tout ennui ce monde, où il est difficile de vivre, et projette sous vos yeux un monde de grâce, c’est la poésie, c’est la peinture. Ou encore c’est la musique et la sculpture. Pour être exact, il ne s’agit pas de projeter le monde. Il suffit d’y poser son regard directement, c’est là que naît la poésie et c’est là que le chant s’élève. Même si l’idée n’est pas couchée par écrit, le son du cristal résonne dans le cœur. Même si la peinture n’est pas étalée sur la toile, l’éclat des couleurs se reflète dans le regard intérieur. Il suffit de contempler le monde d’ici-bas, futile et chaotique. C’est pourquoi un poète anonyme qui n’a pas écrit un seul vers, un peintre obscur qui n’a pas peint une seule toile, sont plus heureux qu’un millionnaire, qu’un prince, que toutes les célébrités du monde trivial, car les premiers savent observer la vie, peuvent s’abstraire de toute préoccupation, sont en mesure d’entrer dans le monde de la pureté, de construire l’univers unique et de balayer les contraintes de l’égoïsme.
Ch. 3
Si l’on voit des choses effrayantes sous leur seul aspect de choses effrayantes, elles deviennent poèmes. Si l’on considère des événements terribles séparément de soi-même, simplement eux-mêmes, en tant qu’événement terribles, ils deviennent tableaux. Si les cœurs brisés ont le statut de sujets artistiques, c’est pour cette raison. Ils deviennent une matière pour la littérature et pour l’art à partir du moment où l’on oublie la douleur même et où l’on imagine devant soi objectivement ce qui peut loger la tendresse, la nostalgie, la mélancolie, en d’autres termes l’épanchement de la douleur des cœurs brisés. Il y a des gens qui s’inventent un mal d’amour inexistant, qui se forcent à souffrir et s’en délectent. Les êtres ordinaires les prennent pour des imbéciles ou des fous. Mais tracer soi-même le contour du malheur et s’y complaire, cela équivaut exactement – du point de vue artistique – à peindre des paysages de montagnes et de rivières qui n’existent pas et à se divertir d’un monde fantastique. C’est de ce point de vue que beaucoup d’artistes sont plus bêtes et plus fous que les êtres ordinaires, en tant qu’artistes (que dire alors en tant qu’êtres ordinaires…). Lorsque nous voyageons à l’aventure, nous nous plaignons du matin au soir des mauvaises conditions qui sont les nôtres, mais lorsque nous racontons ces voyages aux autres, nous oublions ces jérémiades. Nous tirons orgueil et suffisance non seulement de ce qui est curieux et drôle, mais aussi du sujet de nos plaintes solitaires. Nous n’entendons pas par là nous mentir à nous-mêmes ni tromper les autres : la contradiction vient de ce que, pendant le voyage, nous avons l’état d’esprit des gens ordinaires, mais qu’à notre retour nous prenons l’attitude d’un poète. On peut alors définir l’artiste comme celui qui supprime, parmi les quatre angles du monde, celui qui s’appelle le bon sens et ne vit plus qu’entre trois angles.
C’est pourquoi, qu’il s’agisse de la nature ou des choses humaines, l’artiste recèle en un lieu que le commun des mortels n’ose pas approcher, d’innombrables et inestimables gemmes. On appelle cela d’ordinaire embellissement, mais il ne s’agit nullement d’embellissement. La lumière scintillante existe dès l’origine dans son plein éclat dans le monde des phénomènes. Simplement parce qu’une brume réside dans l’œil, que les rênes des préoccupations d’ici-bas sont difficiles à rompre et que le souci des vanités sociales vous obsède constamment. On ne comprenait pas la beauté d’une locomotive, jusqu’à ce que Turner peignit des locomotives et jusqu’à ce qu’Okyô peignit des fantômes, on ne comprenait pas la beauté d’un fantôme.
Cette silhouette que je viens d’apercevoir, si on n’y voit qu’un phénomène, aux yeux de quiconque, aux oreilles de quiconque, elle prendra une poésie considérable. Un village d’eaux isolé… l’ombre de fleurs par un soir de printemps, un chant à mi-voix au clair de lune, une silhouette dans une nuit de pénombre… ce sont des thèmes de prédilection pour les artistes. Bien que j’aie ces sujets-là à ma disposition, je ne m’en contente pas et je fouine ailleurs. J’ai pinaillé dans cet univers au raffinement extrême et mon appréhension a rompu le charme inespéré de la situation. Dans ces conditions, je n’ai aucun titre à faire profession d’impassibilité. I1 faut que je m’entraîne davantage pour revendiquer devant autrui le statut de poète ou de peintre. J’ai entendu dire que jadis le peintre italien Salvator Rosa, pour étudier les voleurs, n’a pas craint de s’intégrer, au risque de sa vie, à une bande de brigands. Puisque moi aussi je suis parti à l’aventure avec en poche un carnet d’esquisses, il faut que je fasse preuve d’une telle détermination. … Dans un pareil moment, comment retrouver un point de vue poétique ? Eh bien, il suffit de placer devant soi son sentiment, de reculer de quelques pas et de l’examiner avec calme comme s’il s’agissait de celui d’un autre. Le poête a le devoir de disséquer lui-même son propre cadavre et de rendre publics les-résultats de son autopsie. Il y a, pour cela, divers moyens. Mais le plus simple est de résumer en dix-sept syllabes tout ce qu’on trouve à portée de sa main. Les dix-sept syllabes constituent la structure poétique la plus commode à maîtriser : on peut l’appliquer aisément en se lavant le visage, en allant aux toilettes, en prenant le train. La facilité de l’usage de ces dix-sept syllabes implique celle de devenir poète : il ne faut pas mépriser cette activité sous prétexte qu’elle est trop accessible et que la poésie exige une sorte d’initiation.
[…]
Je crois « qu’extatique » est un adjectif qu’il faut employer en une pareille occasion. Dans le sommeil, nul ne peut reconnaître le soi. Et au moment de l’éveil, personne ne peut oublier le monde extérieur. Entre ces deux domaines s’étend – comme un fil – un monde fantasmatique. Je suis trop nébuleux pour me dire éveillé et trop vif pour me dire endormi. C’est comme si on mélangeait les deux univers de la veille et du sommeil dans un même pichet, en y faisant tourner ardemment le pinceau de la poésie. On estompe la couleur de la nature jusqu’au seuil du rêve et on avance d’un cran l’univers tel qu’il existe vers le pays des brumes. À la force magique du démon du sommeil, on arrondit les angles du réel et sur la surface ainsi ramollie on imprime une pulsation légère et lente. Tout comme la fumée qui rampe au sol sans pouvoir s’envoler, mon âme, en essayant de quitter ma coquille, ne parvient pas à s’en défaire. Tentant de sortir, elle hésite ; hésitante, elle tente de sortir. Finalement, je ne peux plus retenir de force l’entité appelée âme : ce souffle invisible sans se disperser s’insinue dans mon corps et j’ai le sentiment d’abandonner à regret cette force qui s’attache à moi.
Pendant que j’errais dans ce demi-sommeil, j’entendis la porte coulissante que l’on tirait doucement. C’est dans cette ouverture que, telle un spectre, apparut la silhouette d’une femme. Je n’en suis pas surpris. Ni effrayé non plus. Simplement je contemple agréablement. « Contempler » est un mot un peu trop fort. C’est que le spectre d’une femme s’est glissé par effraction à l’intérieur de mes paupières fermées. Il pénètre doucement dans ma chambre. Comme un ange qui marche sur les flots, elle avance sur les nattes sans le moindre bruit. Puisque c’est un monde que j’entrevois à travers mes paupières, rien n’est sûr, mais cela semble être une femme au teint clair, aux cheveux foncés et à la nuque allongée. C’est comme si on plaçait à la lumière d’une flamme une photographie, ce qui, ces temps-ci, est à la mode.
Le spectre s’arrête devant le placard. Le placard s’ouvre. Un bras blanc glisse hors de la manche et forme dans l’obscurité une lueur. Le placard se referme. Les vagues des tatamis font refluer le spectre.
La porte coulissante de l’entrée se referme toute seule. Mon sommeil devient plus dense. Ce doit être l’état intermédiaire entre la mort d’un homme et sa renaissance sous forme de bœuf ou de cheval.
Je ne sais pas pendant combien de temps j’ai dormi, à mi-chemin entre l’homme et le cheval. Je m’éveillai au gloussement d’une femme qui riait dans mon oreille. Devant mes yeux, le rideau de la nuit s’est levé, et le monde est dans une totale clarté. Voyant comment le jour de printemps noircit les barres de bambou de la fenêtre ronde, je me dis qu’il n’y a plus de place pour le mystère en ce monde. Le mystère a dû retourner au paradis et doit se trouver de l’autre côté de la rivière des morts.
Je descends en robe de chambre jusqu’à la salle de bains et je traîne pendant cinq minutes dans le bain rêveusement, le visage flottant. Je n’ai pas envie de me laver ni de sortir. Tout d’abord, pourquoi étais-je hier soir dans cette disposition d’esprit ? Il est tout de même curieux que, passant de la nuit au jour, le monde se renverse ainsi.
Je n’avais pas le courage de m’essuyer et j’étais encore à moitié mouillé lorsque j’ai ouvert la porte de la salle de bains : une autre surprise m’était réservée.
— Bonjour ! Vous avez passé une bonne nuit ?
— Allons, habillez-vous.
Elle me contourna et posa doucement sur mes épaules le kimono léger. J’eus enfin le temps de dire : « Merci. » et je me retournai, La femme recula aussitôt de deux ou trois pas.
Depuis toujours, il est établi que les romanciers décrivent nécessairement, par tous les moyens dont ils disposent, l’apparence physique de leurs héros. Si l’on énumérait les mots du passé et du présent, de l’est et de l’ouest, utilisés pour commenter la beauté, leur quantité rivaliserait avec le sûtra de la Grande Réserve. Et si, dans ce nombre dissuasif d’adjectifs, je choisissais ceux qui conviennent le mieux pour décrire cette femme qui se trouve à trois pas de moi, le buste penché, et qui me regarde à la dérobée et me surprend, non sans plaisir, dans un état de grande perplexité, je me demande bien à quel chiffre je parviendrais. Mais depuis ma naissance – et cela fait une trentaine d’années – je n’ai jamais vu pareille expression sur aucun visage. D’après les critiques d’art, l’idéal de La sculpture grecque se réduit au mot « sérénité ». La sérénité, je pense que c’est l’état où l’énergie humaine s’apprête à se mouvoir sans encore se mouvoir.
Ch. 8
Enfin, il a enlevé le sac damassé. Tous les regards se sont posés sur la pierre à encre. Elle a six centimètres d’épaisseur, ce qui est le double de la normale. Mais pour ce qui est de la largeur et de la longueur, elle est dans les normes : douze sur dix-huit centimètres. Sur le couvercle en écorce de pin naturel mais vernie, deux idéogrammes chinois en laque rouge avaient été tracés de façon illisible.
— Ce couvercle, dit le vieux, n’est pas ordinaire, comme vous le voyez, certes, c’est une écorce de pin, mais…
Les yeux du vieux sont tournés vers moi.
…Mais quelle que soit l’origine de cette écorce de pin, en tant que peintre, je ne peux pas l’apprécier.
— Ce couvercle en pin est une idée un peu vulgaire, dis-je.
Le vieux lève une main comme pour dire « un instant ».
— Si on dit simplement « couvercle en pin », cela peut paraître vulgaire. Mais ce nest pas seulement cela. C’est Sanyō lui-même qui, lorsqu’il était à Hiroshima, l’a fabriqué de ses propres mains, en arrachant l’écorce d’un pin qui poussail dans le jardin.
Je me suis dit qu’en effet ce Sanyō était un homme vulgaire. Et je n’ai pas craint de déclarer ce que j’avais sur le cœur. Si c’est lui-même qui en est l’auteur, il aurait pu le faire avec une habileté moins ostentatoire : je trouve qu’il était inutile de polir à ce point les aspérités.
— C’est juste, admit le prêtre en riant et en me donnant aussitôt raison. Ce couvercle est vraiment sans valeur.
Le jeune considère le vieux avec commisération. Le vieux ôte le couvercle de mauvaise grâce : sous le couvercle apparaît enfin la pierre à encre.
Si une particularité frappe le regard dans cette pierre à encre, c’est que la taille même de la matière apparaît en surface. Au milieu, une bosse ronde, de la grosseur d’une montre à gousset, a été sculptée pour atteindre à son sommet la hauteur des rebords, et ressemble au dos d’une araignée, d’où huit pattes se tortillent dans toutes les directions, avec à leur extrémité un « œil d’oiseau » – le dernier œil se trouve au centre du dos de l’araignée. Il paraît baver comme si on avait fait couler du pus jaune. Le reste – tout ce qui n’est ni œil ni dos ni pattes ni rebord – est creusé sur trois centimètres. Je ne pense Pas que cette tranchée soit destinée à conserver l’encre : même un verre d’eau ne suffirait pas à combler cette déclivité. J’imagine qu’on prend une goutte d’eau dans un récipient avec une cuillère d’argent et qu’on la laisse couler sur le dos de l’araignée, pour frotter le bâton d’encre précieuse. Sinon, malgré son nom de pierre à encre, ce ne serait qu’un objet décoratif de bureau.
Ch. 11
Dans le jardin sans dénivellation, il n’y a que deux dalles et un pin, et rien d’autre. Au-delà, cela tombe à pic, et la mer se déploie sous la lune vague. On a l’impression d’avoir soudain l’âme élevée. Les lamparos brillent çà et là, au loin, ils se confondent avec le ciel pour se déguiser en étoiles.
— Quel beau paysage ! Mon père, vous avez tort de garder la porte-fenêtre fermée.
— C’est vrai, mais je vois ça tous les soirs.
— Je pourrais le voir sans cesse et continuer à le trouver beau. J’en perdrais le sommeil.
— Vous êtes peintre, dit-il en riant, moi je suis différent.
— Mais, vous aussi, tant que vous trouvez beau ce paysage, vous êtes peintre.
— C’est possible. Après tout, moi aussi, je peins le portrait de Dharma. Regardez ce rouleau accroché là, c’est mon prédécesseur qui l’a peint. Et ce n’est pas mal.
Effectivement, un portrait de Dharma est accroché dans la petite alcôve, mais en tant que tableau, c’est très médiocre. Toutefois, il n’a aucune vulgarité. Rien qui s’efforce de dissimuler une maladresse. C’est un tableau ingénu. Le prédécesseur du prêtre devait être aussi insouciant que cette œuvre.
— C’est une œuvre naïve.
— Cela suffit pour la peinture que nous produisons, nous. Il suffit qu’elle manifeste le tempérament de l’auteur.
— Mieux vaut cela qu’une œuvre habile, mais vulgaire.
— Eh bien, acceptons ce compliment, dit le prêtre en riant. Au fait, il y a peut-être à présent des docteurs en peinture ?
— Il n’y a pas de doctorat de peinture.
— Ah bon ? L’autre jour, j’ai rencontré quelqu’un qui prétendait être docteur.
— Ah oui ?
— Un docteur, ce doit être quelqu’un de haut placé.
— Oui. Il doit être haut placé.
— Je verrais bien des docteurs en peinture. Pourquoi n’y en a-t-il pas ?
— Si c’était le cas, il y aurait aussi des prêtres docteurs.
— Oui, c’est peut-être ça, dit-il en éclatant de rire. Comment s’appelait-il déjà, ce bonhomme que j’ai rencontré ? J’ai dû garder quelque part sa carte de visite.
— Où l’avez-vous rencontré ? À Tōkyō ?
— Non, ici. Cela fait vingt ans que je ne suis pas monté à Tōkyo. Il paraît que dernièrement on a construit quelque chose qui s’appelle tramway. J’aimerais bien le prendre.
— Ce n’est pas très intéressant. C’est très bruyant.
— Peut-être. Le chien des montagnes aboie vers le soleil et le bœuf du désert meugle vers la lune. Un paysan comme moi aurait nécessairement des problèmes.