Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Rebecca Solnit, L’art de marcher

Ed. Actes Sud & LEMEAC, trad. Oristelle Bonis

I/II – L’esprit à cinq kilomètres à l’heure

Le sujet manquant

Le corps décrit à l’envi dans les essais postmodernes ne souffre pas plus des intempéries qu’il ne rencontre d’autres espèces, ne connaît pas la peur à l’état brut, n’a guère de motif de se réjouir. Ce corps ne s’engage pas dans l’effort physique, n’étire pas ses muscles au maximum, ne sait pas ce qu’est le plein air. Ce mot, « corps », si récurrent dans les textes postmodernes, se réfère, dirait-on à un objet passif, et c’est le plus souvent couché sur une table d’examen ou un lit qu’il apparaît. Phénomène médical et sexuel, il est le site de sensations, de processus, de désirs, plutôt que la source de l’action et de la production. Libéré du travail manuel, installé dans les caissons de privation sensorielle que sont les appartements et les bureaux, ce corps a tout perdu fors l’érotisme, reste résiduel du sens attaché à la qualité d’être incarné. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que le sexe et l’érotisme ne sont ni fascinants ni mystérieux (ni d’ailleurs étrangers à l’histoire de la marche, ainsi que nous le verrons plus loin), seulement d’avancer que l’importance qui leur est accordée tient au fait que, pour trop de nos contemporains, les autres aspects de cette qualité d’être incarné se sont atrophiés. En réalité, le corps qui nous est présenté dans ces centaines de livres et d’essais, ce corps dont les seuls signes de vie se résument à la sexualité et aux fonctions biologiques, ce n’est pas le corps humain dans son universalité mais le corps citadin du cadre supérieur, ou plus exactement un corps purement théorique que ni le cadre supérieur ni personne ne saurait habiter puisqu’il est exemplé du moindre effort : ce corps tout théorique ne s’est jamais donné le mal ne fût-ce que de porter les œuvres de Kierkegaard à bout de bras.

I/V – Labyrinthes et chemins de croix. Incursions dans le royaume du symbolique

[…] L’image du marcheur solitaire, actif, qui traverse l’existence sans vraiment s’y attarder correspond à une vision très forte de la condition humaine, que l’on pense à un hominidé se risquant à terrain découvert dans la savane ou aux vagabonds de Samuel Beckett qui se traînent le long de quelque route de campagne. La métaphore de la marche retrouve une dimension littérale chaque fois que nous nous déplaçons à pied. Si la vie est un voyage, lorsque nous voyageons vraiment nos vies deviennent plus tangible : nous allons vers un but, pouvons mesurer notre progression, comprendre nos exploits… La métaphore va de pair avec l’action. Les labyrinthes, les pélerinages, l’escalade en montagne, les randonnées vers quelque destination claire et satisfaisante, tous ces déplacements nous permettent de faire du temp qui nous est imparti un voyage au sens littéral du terme, doté d’une dimension spirituelle que nos sens nous rendent accessible. Si le voyage et la marche sont en effet des métaphores princeps, alors tous les voyages, toutes les promenades nous ouvrent un espace symbolique qui vaut bien celui des dédales et des rites, même s’il est moins absorbant.

[…]

[…] Il existait plusieurs systèmes mnémotechniques de ce type reposant sur la localisation, mais le plus courant consistait à partir d’un modèle architectural. La description la plus claire du processus ici en jeu est celle que nous a laissée Quintilien. Il explique en effet que pour agencer plusieurs séries d’espaces dans la mémoire, il faut mémoriser un édifice aussi vaste et varié que possible, avec sa cour de devant, ses espaces de réception et ses petits salons, ses chambres, sans oublier les statues et les divers ornements servant à la décoration des pièces. Les images grâce auxquelles le discours va se graver dans la mémoire […] sont alors placées en imagination aux endroits mémorisés à l’intérieur du bâtiment. Dès lors, chaque fois qu’il s’avère nécessaire de raviver le souvenir des faits, il suffit de visiter ces différents endroits et d’en réclamer les archives à leurs gardiens. […]

De même que l’esprit et le temps, la mémoire est inimaginable sans dimensions physiques. Se la représenter sous la forme d’un espace concret revient à la transformer en paysage où les souvenirs qu’elle contient ont une place assignée. N’est accessible, en effet, que ce qui a été localisé ; en d’autres termes, si l’on imagine la mémoire comme un lieu réel — un site déterminé, un théatre, une bibliothèque —, l’acte qui consiste à se souvenir est lui-même imaginé comme un acte réel, c’est-à-dire physique (la marche, par exemple). L’érudition s’intéresse surtout à l’agencement du palais imaginaire où l’information a été classée selon sa nature dans telle ou telle pièce, objet après objet, mais pour accéder à ces archives bien classées et les restituer à la conscience, il faut aller de pièce en pièce comme on visite un musée. Refaire le même chemin peut signifier suivre à nouveau un même fil de pensée, autrement dit assimiler les pensées, les idées, à des objets insérés dans un paysage qu’il suffit de savoir traverser. En ce sens, marcher est strictement équivalent à lire, même si en l’occurence ces deux activités sont imaginées ; le paysage de la mémoire devient alors un texte aussi construit que les récits inscrits dans les jardins, les labyrinthes ou le chemin de croix.

II/VIII – Mille et un miles de conformisme sentimental

Le pur

[…] Reprenant le thème cher à Hazlitt des flaneries de l’esprit, Sir Leslie Stephen déclare : « Les promenades sont le fil discret reliant entre eux d’autres souvenirs, et pourtant chacune est en soi un petit drame qui, conformément aux exigences d’Aristote, a son intrigue, ses épisodes, ses catastrophes ; c’est tout naturellement qu’elle s’entrelace à l’ensemble des pensées, des amitiés, des intérêts qui forment le fond de la vie ordinaire. » La remarque ne manque pas de finesse, et Sir Stephen, érudit distingué qui fut l’un des tout premiers alpinistes et un marcheur athlétique, est tout à fait passionnant — jusqu’au moment où il ne peut s’empêcher de rappeler que Shakespeare a lui aussi marché, de même que Ben Johnson et bien d’autres, y compris l’inévitable Wordsworth.

Le lointain

Parmi tous ces plumitifs, Robyn Davidson fait figure d’exception, peut-être parce qu’il n’entrait pas au départ dans ses projets d’écrire. Elle s’en tire brillamment dans Pistes, où elle relate un prériple de deux mille cinq cents kilomètres de l’intérieur des terres autraliennes à la mer, effectué avec trois chameaux (et lui aussi financé par le National Geographic). A mi-parcours, elle décrit en ces termes l’état d’esprit dans lequel elle se trouve : « Il se passe de drôles de choses quand jour après jour, mois après mois, on couvre laborieusement sa trentaine de kilomètres quotidiens. Des choses dont on ne prend pleinement conscience qu’après coup. D’abord, tout ce que j’avais vécu par le passé et les gens liés à ce passé me sont revenus en mémoire avec la précision et les détails du Technicolor. Chaque mot des conversations que j’avais pu avoir ou surprendre longtemps, longtemps avant, quand j’étais petite, m’est revenu en mémoire, et cela m’a permis de faire retour sur ces événements avec une sorte de détachement, comme s’ils étaient arrivés à quelqu’un d’autre. J’ai redécouvert ou appris à connaître des gens morts et oubliés depuis des années. […] Surtout, j’étais heureuse, c’est tout simplement le mot. »