Marcel Proust, Le temps retrouvé
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Pour être complet il faudrait faire entrer en ligne de compte le désir, plus il vieillissait, de paraître jeune et même l’impatience de ces hommes, toujours ennuyés, toujours blasés, que sont les gens trop intelligents pour la vie relativement oisive qu’ils mènent et où leurs facultés ne se réalisent pas. Sans doute l’oisiveté même de ceux-là peut se traduire par de la nonchalance. Mais, surtout depuis la faveur dont jouissent les exercices physiques, l’oisiveté a pris une forme sportive, même en dehors des heures de sport et qui se traduit par une vivacité fébrile qui croit ne pas laisser à l’ennui le temps ni la place de se développer.
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À vrai dire, ce changement profond opéré par la guerre était en raison inverse de la valeur des esprits touchés, du moins à partir d’un certain degré, car, tout en bas, les purs sots, les purs gens de plaisir ne s’occupaient pas qu’il y eût la guerre. Mais tout en haut, ceux qui se sont fait une vie intérieure ambiante, ont peu d’égard à l’importance des événements. Ce qui modifie profondément pour eux l’ordre des pensées, c’est bien plutôt quelque chose qui semble en soi n’avoir aucune importance et qui renverse pour eux l’ordre du temps en les faisant contemporains d’un autre temps de leur vie. Un chant d’oiseau dans le parc de Montboissier, ou une brise chargée de l’odeur de réséda, sont évidemment des évènements de moindre conséquence que les plus grandes dates de la Révolution et de l’Empire. Ils ont cependant inspiré à Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-tombe, des pages d’une valeur infiniment plus grande.
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Dans le courage de Saint-Loup il y avait des éléments plus caractéristiques, et où on eût aisément reconnu la générosité qui avait fait au début le charme de notre amitié, et aussi le vice héréditaire qui s’était éveillé plus tard chez lui. et qui, joint à un certain niveau intellectuel qu’il n’avait pas dépassé, lui faisait non seulement admirer le courage, mais pousser l’horreur de l’efféminement jusqu’à une certaine ivresse au contact de la virilité. Il trouvait, chastement sans doute, à vivre à la belle étoile avec des Sénégalais qui faisaient à tout instant le sacrifice de leur vie, une volupté cérébrale où il entrait beaucoup de mépris pour les « petits messieurs musqués », et qui, si opposée qu’elle lui semble, n’était pas si différente qui celle que lui donnait cette cocaïne dont il avait abusé à Tansonville, et dont l’héroïsme — comme un remède qui supplée à un autre — le guérissait.
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Je parlai à Saint-Loup de son ami le directeur du grand hôtel de Balbec qui, paraît-il, avait prétendu qu’il y avait eu au début de la guerre dans certains régiments français des défections qu’il appelait des « défectuosités » et avait accusé de l’avoir provoqué ce qu’il appelait le « militariste prussien » disant d’ailleurs en riant à propos de son frère : « Il est dans les tranchées, ils sont à 30 mètres des Boches ! » jusqu’à ce qu’ayant appris qu’il l’était lui-même on l’eut mis dans un camp de concentration.
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De même que les héros d’un esprit médiocre et banal écrivant des poèmes pendant leur convalescence se plaçaient pour décrire la guerre non au niveau des évènements qui en eux-mêmes ne sont rien, mais de la banale esthétique, dont ils avaient suivi les règles jusque-là, parlant comme ils eussent fait dix ans plus tôt de la sanglante aurore, du vol frémissant de la victoire, etc. Saint-Loup, lui, beaucoup plus intelligent et artiste, restait intelligent et artiste, et notait avec goût pour moi des paysages, pendant qu’il était immobilisé à la lisière d’une forêt marécageuse, mais comme si ç’avait été pour une chasse au canard.
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« Vous savez que c’est une affreuse espionne, s’écriait Mme Verdurin qui n’avait pas oublié l’attitude que la souveraine déchue avait eue un soir chez elle. Je le sais et d’une façon précise, elle ne vivait que de ça. Si nous avions un gouvernement plus énergique, tout ça devrait être dans un camp de concentration. Et allez donc !
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Mais enfin, je ne peux que supposer ce que j’aurais fait si je n’avais pas été acteur, si je n’avais pas été une partie de l’acteur France, comme dans mes querelles avec Albertine où mon regard triste et ma gorge oppressée étaient une partie de mon individu passionnément intéressé à ma cause, je ne pouvais arriver au détachement. Celui de M. de Charlus était complet. Or, dès lors qu’il n’était plus qu’un spectateur, tout devait le porter à être germanophile, du moment que n’étant pas véritablement français, il vivait en France. Il était très fin, les sots sont en tous pays les plus nombreux ; nul doute que vivant en Allemagne les sots d’Allemagne défendant avec sottise et passion une cause injuste ne l’eussent irrité ; mais vivant en France les sots français défendant avec sottise et passion une cause juste ne l’irritaient pas moins. La logique de la passion, fût-elle au service du meilleur droit, n’est jamais irréfutable pour celui qui n’est pas passionné. M. de Charlus relevait avec finesse chaque faux raisonnement des patriotes. La satisfaction que cause à un imbécile son bon droit et la certitude du succès vous laissent particulièrement irrité. M. de Charlus l’était par l’optimisme triomphant de gens qui ne connaissaient pas comme lui l’Allemagne et sa force, qui croyaient chaque mois à un écrasement pour le mois suivant, et au bout d’un an n’étaient pas moins assurés dans un nouveau pronostic, comme s’ils n’en avaient pas porté avec tout autant d’assurance, d’aussi faux, mais qu’ils avaient oubliés disant si, on le leur rappelait, que « ce n’était pas la même chose ». Or, M. de Charlus qui avait certaines profondeurs dans l’esprit, n’eût peut-être pas compris en Art que le « ce n’est pas la même chose » opposé par les détracteurs de Monet à ceux qui leur disent « on a dit la même chose pour Delacroix », répondait à la même tournure d’esprit.
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« Voyez-vous, me dit-il, le superbe gaillard qu’est le soldat boche est un être fort, sain, ne pensant qu’à la grandeur de son pays, « Deutschland uber alles », ce qui n’est pas si bête et tandis qu’ils se préparent virilement, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme. Ce mot signifiait probablement pour M. de Charlus quelque chose d’analogue à la littérature car aussitôt se rappelant sans doute que j’aimais les lettres et avais eu un moment l’intention de m’y adonner, il me tapa sur l’épaule (profitant du geste pour s’y appuyer jusqu’à me faire aussi mal qu’autrefois quand je faisais mon service militaire le recul contre l’omoplate du « 76 ») il me dit comme pour adoucir le reproche : « Oui, nous nous sommes abîmés dans le dilettantisme, nous tous, vous aussi, rappelez-vous, vous pouvez faire comme moi votre mea culpa, nous avons été trop dilettantes. » Par surprise du reproche, manque d’esprit de répartie, déférence envers mon interlocuteur et attendrissement pour son amicale bonté, je répondis comme si, ainsi qu’il m’y invitait, j’avais aussi à me frapper la poitrine, ce qui était parfaitement stupide car je n’avais pas l’ombre de dilettantisme à me reprocher.
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Pour M. de Charlus, dont le cas en somme, avec cette légère différenciation due à la similitude du sexe, rentre dans les lois générales de l’amour, il avait beau appartenir à une famille plus ancienne que les Capétiens, être riche, être vainement recherché par une société élégante, et Morel n’être rien, il aurait eu beau dire à Morel comme il m’avait dit à moi-même : « Je suis prince, je veux votre bien », encore était-ce Morel qui avait le dessus s’il ne voulait pas se rendre. Et pour qu’il ne le voulût pas, il suffisait peut-être qu’il se sentît aimé. L’horreur que les grands ont pour les snobs qui veulent à toute force se lier avec eux, l’homme viril l’a pour l’inverti, la femme pour tout homme trop amoureux. M. de Charlus non seulement avait tous les avantages mais en eût proposé d’immenses à Morel. Mais il est possible que tout cela se fût brisé contre une volonté. Il en eût été dans ce cas de M. de Charlus comme de ces Allemands, auxquels il appartenait du reste par ses origines, et qui, dans la guerre qui se déroulait à ce moment, étaient bien comme le baron le répétait un peu trop volontiers, vainqueurs sur tous les fronts. Mais à quoi leur servait leur victoire, puisqu’après chacune ils trouvaient les Alliés plus résolus à leur refuser la seule chose qu’eux, les Allemands, eussent souhaité d’obtenir, la paix et la réconciliation. Ainsi Napoléon entrait en Russie et demandait magnanimement aux autorités de venir vers lui. Mais personne ne se présentait. Je descendis et
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Quelques-uns de ces pompéiens sur qui pleuvait déjà le feu du ciel descendirent dans les couloirs du métro, noirs comme des catacombes. Ils savaient en effet n’y être pas seuls. Or l’obscurité qui baigne toute chose comme un élément nouveau a pour effet, irrésistiblement tentateur pour certaines personnes, de supprimer le premier stade du plaisir et de nous faire entrer de plainpied dans un domaine de caresses où l’on n’accède d’habitude qu’après quelque temps. Que l’objet convoité soit en effet une femme ou un homme même à supposer que l’abord soit simple, et inutiles les marivaudages qui s’éterniseraient dans un salon, du moins en plein jour, le soir même dans une rue si faiblement éclairée qu’elle soit, il y a du moins un préambule où les yeux seuls mangent le blé en herbe, où la crainte des passants, de l’être recherché lui-même, empêchent de faire plus que de regarder, de parler. Dans l’obscurité tout ce vieux jeu se trouve aboli, les mains, les lèvres, les corps peuvent entrer en jeu les premiers. Il reste l’excuse de l’obscurité même et des erreurs qu’elle engendre si l’on est mal reçu. Si on l’est bien cette réponse immédiate du corps qui ne se retire pas, qui se rapproche, nous donne de celle ou celui à qui nous nous adressons silencieusement une idée qu’elle est sans préjugés, pleine de vice, idée qui ajoute un surcroît au bonheur d’avoir pu mordre à même le fruit sans le convoiter des yeux et sans demander de permission. Et cependant l’obscurité persiste. Plongés dans cet élément nouveau, les habitués de Jupien croyaient avoir voyagé, être venus assister à un phénomène naturel comme un mascaret ou comme une éclipse, et goûtant au lieu d’un plaisir tout préparé et sédentaire celui d’une rencontre fortuite dans l’inconnu, célébraient, aux grondements volcaniques des bombes, comme dans un mauvais lieu pompéien, des rites secrets dans les ténèbres des catacombes.
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Mais au moment où me remettant d’aplomb, je posai mon pied sur un pavé qui était un peu moins élevé que le précédent, tout mon découragement s’évanouit devant la même félicité qu’à diverses époques de ma vie m’avaient donnée la vue d’arbres que j’avais cru reconnaître dans une promenade en voiture autour de Balbec, la vue des clochers de Martinville, la saveur d’une madeleine trempée dans une infusion, tant d’autres sensations dont j’ai parlé et que les dernières oeuvres de Vinteuil m’avaient paru synthétiser. Comme au moment où je goûtais la madeleine, toute inquiétude sur l’avenir, tout doute intellectuel étaient dissipés. Ceux qui m’assaillaient tout à l’heure au sujet de la réalité de mes dons littéraires et même de la réalité de la littérature se trouvaient levés comme par enchantement. Cette fois je me promettais bien de ne pas me résigner à ignorer pourquoi, sans que j’eusse fait aucun raisonnement nouveau, trouvé aucun argument décisif, les difficultés insolubles tout à l’heure avaient perdu toute importance, comme je l’avais fait le jour où j’avais goûté d’une madeleine trempée dans une infusion. La félicité que je venais d’éprouver était bien en effet la même que celle que j’avais éprouvée en mangeant la madeleine et dont j’avais alors ajourné de rechercher les causes profondes. La différence purement matérielle était dans les images évoquées. Un azur profond enivrait mes yeux, des impressions de fraîcheur, d’éblouissante lumière tournoyaient près de moi et dans mon désir de les saisir, sans oser plus bouger que quand je goûtais la saveur de la madeleine en tâchant de faire parvenir jusqu’à moi ce qu’elle me rappelait, je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé le plus bas. Chaque fois que je refaisais rien que matériellement ce même pas, il me restait inutile ; mais si je réussissais, oubliant la matinée Guermantes, à retrouver ce que j’avais senti en posant ainsi mes pieds, de nouveau la vision éblouissante et indistincte me frôlait comme si elle m’avait dit : « Saisis-moi au passage si tu en as la force et tâche à résoudre l’énigme du bonheur que je te propose ». Et presque tout de suite je le reconnus, c’était Venise dont mes efforts pour la décrire et les prétendus instantanés pris par ma mémoire ne m’avaient jamais rien dit et que la sensation que j’avais ressentie jadis sur deux dalles inégales du baptistère de Saint-Marc, m’avait rendue avec toutes les autres sensations jointes ce jour-là à cette sensations-là, et qui étaient restées dans l’attente, à leur rang, d’où un brusque hasard les avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés. De même le goût de la petite madeleine m’avait rappelé Combray. Mais pourquoi les images de Combray et de Venise m’avaientelles, à l’un et à l’autre moment, donné une joie pareille à une certitude et suffisante sans autres preuves à me rendre la mort indifférente ?
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Le morceau qu’on jouait pouvait finir d’un moment à l’autre et je pouvais être obligé d’entrer au salon. Aussi je m’efforçais de tâcher de voir clair le plus vite possible dans la nature des plaisirs identiques que je venais par trois fois en quelques minutes de ressentir, et ensuite de dégager l’enseignement que je devais en tirer. Sur l’extrême différence qu’il y a entre l’impression vraie que nous avons eue d’une chose et l’impression factice que nous nous en donnons quand volontairement nous essayons de nous la représenter, je ne m’arrêtais pas ; me rappelant trop avec quelle indifférence relative Swann avait pu parler autrefois des jours où il était aimé, parce que sous cette phrase il voyait autre chose qu’eux, et de la douleur subite que lui avait causée la petite phrase de Vinteuil en lui rendant ces jours eux-mêmes, tels qu’il les avait jadis sentis, je comprenais trop ce que la sensation des dalles inégales, la raideur de la serviette, le goût de la madeleine avaient réveillé en moi n’avait aucun rapport avec ce que je cherchais souvent à me rappeler de Venise, de Balbec, de Combray, à l’aide d’une mémoire uniforme ; et je comprenais que la vie pût être jugée médiocre bien qu’à certains moments elle parût si belle, parce que dans le premier cas c’est sur tout autre chose qu’elle-même, sur des images qui ne gardent rien d’elle qu’on la juge et qu’on la déprécie.
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Aussi ce livre que ma mère m’avait lu haut à Combray presque jusqu’au matin avait-il gardé pour moi tout le charme de cette nuit-là. Certes la « plume » de George Sand, pour prendre une expression de Brichot qui aimait tant dire qu’un livre était écrit d’une plume alerte, ne me semblait pas du tout comme elle avait paru si longtemps à ma mère avant qu’elle modelât lentement ses goûts littéraires sur les miens, une plume magique. Mais c’était une plume que sans le vouloir j’avais électrisée comme s’amusent souvent à faire les collégiens, et voici que mille riens de Combray, et que je n’apercevais plus depuis longtemps, sautaient légèrement d’eux-mêmes et venaient à la queue-leu leu se suspendre au bec aimanté, en une chaîne interminable et tremblante de souvenirs.
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Tel nom lu dans un livre autrefois, contient entre ses syllabes le vent rapide et le soleil brillant qu’il faisait quand nous le lisions. Dans la moindre sensation apportée par le plus humble aliment, l’odeur du café au lait, nous retrouvons cette vague espérance d’un beau temps qui, si souvent, nous sourit, quand la journée était encore intacte et pleine, dans l’incertitude du ciel matinal ; une lueur est un vase rempli de parfum, de sons, de moments, d’humeurs variées, de climats.
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si je reprends même par la pensée, dans la bibliothèque François le Champi, immédiatement en moi un enfant se lève qui prend ma place, qui seul a le droit de lire ce titre : François le Champi, et qui le lit comme il le lut alors, avec la même impression du temps qu’il faisait dans le jardin, les mêmes rêves qu’il formait alors sur les pays et sur la vie, la même angoisse du lendemain. Que je revoie une chose d’un autre temps, c’est un autre jeune homme qui se lèvera. Et ma personne d’aujourd’hui n’est qu’une carrière abandonnée qui croit que tout ce qu’elle contient est pareil et monotone mais d’où chaque souvenir, comme un sculpteur de Grèce, tire des statues innombrables. Je dis chaque chose que nous revoyons, car les livres, se comportant en cela comme ces choses, la manière dont leur dos s’ouvrait, le grain du papier peut avoir gardé en lui un souvenir aussi vif, de la façon dont j’imaginais alors Venise et du désir que j’avais d’y aller que les phrases mêmes des livres. Plus vif même car celles-ci gênent parfois comme ces photographies d’un être devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu’en se contentant de penser à lui. Certes, pour bien des livres de mon enfance, et hélas pour certains livres de Bergotte lui-même, quand un soir de fatigue il m’arrivait de les prendre, ce n’était pourtant que comme j’aurais pris un train dans l’espoir de me reposer par la vision de choses différentes et en respirant l’atmosphère d’autrefois. Mais il arrive que cette évocation recherchée se trouve entravée au contraire par la lecture prolongée du livre. Il en est un de Bergotte (qui dans la bibliothèque du Prince portait une dédicace d’une flagornerie et d’une platitude extrêmes), lu jadis en entier un jour d’hiver où je ne pouvais voir Gilberte, et où je ne peux réussir à retrouver les pages que j’aimais tant. Certains mots me feraient croire que ce sont elles, mais c’est impossible. Où serait donc la beauté que je leur trouvais ? Mais du volume lui-même, la neige qui couvrait les Champsélysées, le jour où je le lus, n’a pas été enlevée. Je la vois toujours.
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la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c’est la Littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l’artiste. Mais ils ne la voient pas, parce qu’ils ne cherchent pas à l’éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d’innombrables clichés qui restent inutiles parce que l’intelligence ne les a pas « développés ». Ressaisir notre vie ; et aussi la vie des autres ; car le style pour l’écrivain aussi bien que pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu’il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui s’il n’y avait pas l’art, resterait le secret éternel de chacun. Par l’art seulement, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu’il y a des artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l’infini, et qui bien des siècles après qu’est éteint le foyer dont ils émanaient, qu’il s’appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient leur rayon spécial.
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Plus que tout j’écarterais donc ces paroles que les lèvres plutôt que l’esprit choisissent, ces paroles pleines d’humour, comme on dit dans la conversation, et qu’après une longue conversation avec les autres on continue à s’adresser facticement et qui nous remplissent l’esprit de mensonges, ces paroles toutes physiques qu’accompagne chez l’écrivain qui s’abaisse à les transcrire le petit sourire, la petite grimace, qui altère à tout moment par exemple la phrase parlée d’un Sainte-Beuve, tandis que les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence.
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Et je compris que tous ces matériaux de l’oeuvre littéraire, c’était ma vie passée, je compris qu’ils étaient venus à moi, dans les plaisirs frivoles, dans la paresse, dans la tendresse, dans la douleur emmagasinée par moi sans que je devinasse plus leur destination, leur survivance même, que la graine mettant en réserve tous les aliments qui nourriront la plante. Comme la graine, je pourrais mourir quand la plante se serait développée et je me trouvais avoir vécu pour elle, sans le savoir, sans que jamais ma vie me parût devoir entrer jamais en contact avec ces livres que j’aurais voulu écrire et pour lesquels, quand je me mettais autrefois à ma table, je ne trouvais pas de sujet. Ainsi toute ma vie jusqu’à ce jour aurait pu et n’aurait pas pu être résumée sous ce titre : Une vocation.
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Les êtres les plus bêtes par leurs gestes, leurs propos, leurs sentiments involontairement exprimés, manifestent des lois qu’ils ne perçoivent pas, mais que l’artiste surprend en eux. À cause de ce genre d’observations, le vulgaire croit l’écrivain méchant, et il le croit à tort, car dans un ridicule l’artiste voit une belle généralité, il ne l’impute pas plus à grief à la personne observée, que le chirurgien ne la mésestimerait d’être affectée d’un trouble assez fréquent de la circulation ; aussi se moque-t-il moins que personne des ridicules. Malheureusement il est plus malheureux qu’il n’est méchant quand il s’agit de ses propres passions ; tout en en connaissant aussi bien la généralité, il s’affranchit moins aisément des souffrances personnelles qu’elles causent. Sans doute quand un insolent nous insulte, nous aurions mieux aimé qu’il nous louât, et surtout quand une femme que nous adorons nous trahit, que ne donnerionsnous pas pour qu’il en fût autrement. Mais le ressentiment de l’affront, les douleurs de l’abandon auront alors été les terres que nous n’aurions jamais connues, et dont la découverte si pénible qu’elle soit à l’homme devient précieuse pour l’artiste.
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À côté de nous, un ministre d’avant l’époque boulangiste, et qui l’était de nouveau, passait, lui aussi, en envoyant aux dames un sourire tremblotant et lointain, mais comme emprisonné dans les mille liens du passé, comme un petit fantôme qu’une main invisible promenait, diminué de taille, changé dans sa substance et ayant l’air d’une réduction en pierre ponce de soimême. Cet ancien président du Conseil, si bien reçu dans le Faubourg St-Germain avait jadis été l’objet de poursuites criminelles, exécré du monde et du peuple. Mais grâce au renouvellement des individus qui composent l’un et l’autre, et dans les individus subsistant des passions et même des souvenirs, personne ne le savait plus et il était honoré. Aussi n’y a-t-il pas d’humiliation si grande dont on ne devrait prendre aisément son parti, sachant qu’au bout de quelques années, nos fautes ensevelies ne seront plus qu’une invisible poussière sur laquelle sourira la paix souriante et fleurie de la nature. L’individu momentanément taré se trouvera par le jeu d’équilibre du temps pris entre deux couches sociales nouvelles qui n’auront pour lui que déférence et admiration et au-dessus desquelles, il se prélassera aisément. Seulement c’est au temps qu’est confié ce travail ; et au moment de ses ennuis rien ne peut le consoler que la jeune laitière d’en face l’ait entendu appeler « chéquard » par la foule qui montrait le poing tandis qu’il entrait dans le « panier à salade », la jeune laitière qui ne voit pas les choses dans le plan du temps, qui ignore que les hommes qu’encense le journal du matin furent déconsidérés jadis, et que l’homme qui frise la prison en ce moment et peut-être en pensant à cette jeune laitière, n’aura pas les paroles humbles qui lui concilieraient la sympathie, sera un jour célébré par la presse et recherché par les Duchesses.
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Cette idée de la mort s’installa définitivement en moi comme fait un amour. Non que j’aimasse la mort, je la détestais. Mais après y avoir songé sans doute de temps en temps comme à une femme qu’on n’aime pas encore, maintenant sa pensée adhérait à la plus profonde couche de mon cerveau si complètement, que je ne pouvais m’occuper d’une chose sans que cette chose traversât d’abord l’idée de la mort et même si je ne m’occupais de rien et restais dans un repos complet, l’idée de la mort me tenait compagnie aussi incessante que l’idée du moi. Je ne pense pas que le jour où j’étais devenu un demi-mort, c’étaient les accidents qui avaient caractérisé cela, l’impossibilité de descendre un escalier, de me rappeler un nom, de me lever, qui avaient causé par un raisonnement même inconscient l’idée de la mort, que j’étais déjà à peu près mort, mais plutôt que c’était venu ensemble, qu’inévitablement ce grand miroir de l’esprit reflétait une réalité nouvelle. Pourtant je ne voyais pas comment des maux que j’avais on pouvait passer sans être averti à la mort complète.