Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Colette, Le pur et l’impur

(1)

L’étroit escalier de bois ciré craqua sous des pas, puis la galerie supérieure. Je perçus au-dessus de moi des froissements d’étoffes, des chutes molles de coussins sur le plancher sonore et le silence se reforma. Mais du sein de ce silence même un son naquit imperceptiblement dans une gorge de femme, un son qui s’essaya rauque, s’éclaircit, prit sa fermeté et son ampleur en se répétant, comme les notes pleines que le rossignol redit et accumule jusqu’à ce qu’elles s’écroulent en roulade… Une femme, là-haut, luttait contre son plaisir envahissant, le hâtait vers son terme et sa destruction, sur un rythme calme d’abord, si harmonieusement, si régulièrement précipité que je me surpris à suivre, d’un hochement de tête, sa cadence aussi parfaite que sa mélodie.

L’inconnu voisin se dressa à demi, et dit, pour lui-même :

— C’est Charlotte.

Aucune jeune femme endormie ne s’éveilla ; aucun des indistincts jeunes hommes enchifrenés ne rit haut, ni n’applaudit la voix qui se rompit sur un sanglot discret. Tout soupir mourut là-haut. Et les sages d’en bas sentirent, tous ensemble, le froid de l’aube d’hiver.

(2)

— Votre jeune ami n’est pas malade, Madame Charlotte ?

— Dieu merci, non. Il est chez des parents à la campagne. Il revient dans huit jours…

Elle s’assombrit un peu, perdit son regard dans le fond rougeâtre et enfumé du studio.

— C’est si fatigant quelqu’un qu’on aime !… soupira-t-elle. Je n’ai pas beaucoup de goût à mentir.

— Comment, mentir ?… Pourquoi ? Vous l’aimez ?

— Naturellement, je l’aime.

— Mais alors…

Elle m’infligea un magnifique regard de supérieur à inférieur, qu’elle adoucit après :

— Mettons que je n’y connaisse rien, dit-elle poliment.

Mais je pensais à la romanesque récompense qu’elle accordait au jeune amant, au plaisir, quasi public, à la plainte de rossignol, notes pleines, réitérées, identiques, l’une par l’autre prolongées, précipitées jusqu’à la rupture de leur tremblant équilibre au sommet d’un sanglot torrentiel… Là gisait sans doute le secret, le mélodieux et miséricordieux mensonge de Charlotte. Je pensai que le bonheur du jeune amant était grand, si je le mesurais à la perfection de la tromperie de celle qui travaillait délicatement à donner, à un garçon ombrageux et faible, la plus haute idée qu’un homme puisse concevoir de lui-même…

Un génie femelle, occupé de tendre imposture, de ménagement, d’abnégation, habitait donc cette tangible Charlotte, rassurant amie des hommes… Assise et les jambes étendues, elle attendait oisive, à mon côté, de reprendre la tâche dévolue à celui qui aime le mieux : la fourberie quotidienne. Mensonge déférent, duperie entretenue avec flamme, prouesse ignorée qui n’espère pas de récompense…

[…]

— Madame Charlotte, ce qui vous manque… « véritablement »… est-ce que vous le cherchez ?

Elle sourit, la tête renversée, montrant dans la lumière confuse le dessous de son joli nez court, son menton un peu gras, un arc de dents sans brèche :

— Je ne suis pas si naïve, Madame, ni si dévergondée. Ce qui me manque, je m’en passe, et voilà tout, ne m’en faites pas un mérite, non… Mais une chose qu’on connaît bien pour l’avoir bien possédée, on n’en est jamais tout à fait privé. C’est sans doute la raison de sa grande jalousie, à mon garçon. J’ai beau faire, — et vous avez entendu que je ne suis pas maladroite — mon pauvre petit, qui a de l’instinct, prend des colères sans motif, et me secoue comme s’il voulait à toute force m’ouvrir… C’est risible, dit-elle. Et elle rit en effet.

— Et… ce qui vous manque… est-ce réellement hors d’atteinte ?

— Il est possible que non, dit-elle avec hauteur. Mais j’aurais honte de la vérité à côté du mensonge. Voyons, Madame, figurez-vous… M’abandonner comme une imbécile, ne plus seulement savoir ce qui vous échappe en gestes ou en paroles… Rien que cette idée-là… Oh ! Je ne peux pas supporter cette idée là.

Elle dut même rougir, car son visage me parut plus foncé. Elle tournait de côté et d’autre sa tête sur le coussin blanc, agitée, la bouche entrouverte, comme une femme que le plaisir menace. Deux points de lumière rouge s’attachaient au va-et-vient de ses grandes prunelles humides et grises, et il ne m’était pas difficile d’imaginer qu’à cesser de mentir, Charlotte ne risquait que de devenir plus belle… Je le lui dis avec précaution, et ne réussis qu’à la rendre assez froide et circonspecte, telle que je l’avais vue dans le taxi. Peu à peu elle se reprit, se referma. Le temps de quelques paroles et elle me barra le domaine mental qu’elle semblait mépriser de si haut, et qui porte un rouge nom viscéral : le cœur ; — elle me défendit aussi la caverne d’odeurs, de couleurs, le sourd asile où s’ébattait sûrement une puissante arabesque de chair, un chiffre de membres mêlés, monogramme symbolique de l’Inexorable… En ce mot, l’Inexorable, je rassemble le faisceau de forces auquel nous n’avons su donner que le nom de « sens ». Les sens ? Pourquoi pas le sens ? Ce serait pudique, et suffisant. Le sens : cinq autres sous-sens s’aventurent loin de lui, qui les rappelle d’une secousse, — ainsi des rubans légers et urticants, mi-herbes, mi-bras délégués par une créature sous-marine…

Sens, seigneurs intraitables, ignorants comme les princes d’autrefois qui n’apprenaient que l’indispensable : dissimuler, haïr, commander… C’est vous pourtant que Charlotte, couchée sous la paisible nuit assagie par l’opium, tenait en échec, assignant des limites arbitraires à votre empire ; mais qui donc, fût-ce Charlotte, peut fixer vos instables frontières ?

(3)

— Édouard, lui disais-je, qu’en penses-tu ?

— Je suis trop vieux, ma chère.

— Justement, j’ai besoin, pour la pièce, que tu sois vieux.

— Alors je ne suis pas assez vieux pour le rôle. Tu me blesses.

L’iris bleu-vert-or de ses yeux, leur regard et le son de sa voix jetaient des charmes.

— Mais j’ai besoin aussi que tu sois très séduisant.

— Cela, je le peux encore. Dieu merci. La jeunesse n’est pas l’âge de séduite, c’est l’âge d’être séduit. Qu’est-ce qu’il fait, ton Don Juan, dans ta pièce ?

— Rien encore, elle n’est pas écrite. Et pas grand-chose quand elle le sera. Je veux dire qu’il ne fait pas — ou si peu — l’amour.

— Bravo ! Est-il indispensable de faire l’amour ? Passe encore de le faire, mais que ce soit avec des personnes différentes.

Je cite fidèlement de Max, pour la curiosité de confronter, avec celle de Francis Carco : « Ah ! » soupire-t-il dans ses moments de simplicité et de mélancolie, « on ne devrait jamais coucher avec quelqu’un qu’on aime, ça abîme tout... » Je veux encore citer Charles S… : « Le difficile n’est pas d’obtenir d’une femme ses dernières faveurs, c’est d’empêcher, quand elle a comblé nos vœux, qu’elle fonde avec nous un foyer. Que nous reste-t-il alors, sinon la fuite ? Don Juan nous a montré le chemin... »

[…]

Il [Damien] a incarné ce type d’homme que les autres hommes, unanimes, appellent « un individu dépourvu de tout intérêt ». Confronté, par hasard, avec les hommes ordinaires, c’est lui que j’ai vu gêné, et momentanément désavantagé par leur voisinage. S’ils contaient devant lui des « histoires de femmes », il ne donnait que tout juste la réplique. Cependant autour de lui se dilatait une zone aussi subtile qu’un parfum, perçue peu à peu des hommes présents, et qui les troublait antipathiquement. Ils s’en expliquaient comme ils pouvaient : « Qu’est-ce qu’il fait dans la vie, ce type-là ? » me demanda l’un d’eux. « Je ne peux pas le sentir. Je parie que c’est un pédéraste. » Je me mis à rire de ce que le soupçonneux trahissait ainsi sa propre et candide équivoque : il était tout moite d’anxiété, revêche comme une prude tentée, et jetait au suspect des regards de mépris, les mêmes regards justement que j’ai vus, avant qu’elle cédât, à l’une des maîtresses de Damien. Elle aussi le traitait d’« individu », premièrement. Quand elle se levait d’à côté de lui, elle donnait des tapes sur sa jupe comme pour secouer des miette, et je fus frappée de ce geste comme d’un tic morbide.

— Laissez-la donc, dis-je à Damien.

— Je ne lui dis rien, répondait-il.

De fait, il se bornait à se tenir près d’elle et à lui adresser des paroles assez banales. Toujours elle se levait nerveusement et s’en allait, d’une manière révélatrice, vers une issue : la terrasse du Casino, la fenêtre du salon, une porte de jardin… Il n’en demandait pas davantage, et quittait la place. Quand elle revenait, elle cherchait Damien en aveugle, c’est-à-dire que je voyais battre, flaireuses, les ailes de son parfait petit nez, et qu’elle dérangeait d’une main brusque les sièges vides. C’est elle qui m’a donné à croire que nous respirions tous, autour de cet homme, une sorte de délice que je flatte sans doute en le nommant olfactif, et en le faisant ainsi ressortir au plus aristocratique de nos sens.

La suite fut, entre ces amants, ordinaire. C’est-à-dire que la jeune femme se montra tour à tour éclatante et pâle, farouche et gaie, vieillit tant qu’elle résista, rajeunit avec fougue quand elle ne résista plus. à l’heure où — selon le mot de Damien et sa religion particulière — « il fallut bien », elle disparut comme si Damien l’avait jetée au fond d’un puits.