Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Sándor Márai, La Conversation de Bolzano (Vendégjaték Bolzanoban)

Ed. Albin Michel, traduction Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba

Adaptation au théatre : cf europecentrale.asso-web.com.

Le masque

[Casanova] … Ai-je jamais su le matin de quoi mon jour serait fait ?… L’ai-je jamais regretté ?… Je suis à la moitié de ma vie et je ne regrette rien, je ne me suis pas ennuyé un seul instant, mes côtes ont déjà goûté du couteau, on m’a déjà servi du vin empoisonné, j’ai déjà couché à la belle étoile, sans nom, sans amis, sans maîtresse, pas un liard ne sonnait dans ma poche… L’ai-je jamais regretté ?… Plus de la moitié de ma vie est passée, et je n’ai ni maison ni appartement en ce monde, pas un seul meuble qui soit à moi, je n’ai ni montre ni bague qui m’appartienne, je me fais tailler de nouveaux habits dans chaque ville, et nul sentiment ne me lie où que ce soit… Tu ne m’envie toujours pas, Comte de Parme ? Toi qui n’est que liens et attaches, toi qui es lié par tes palais et ta naissance, ton titre et ton nom, tes terres et ta fortune, tes sentiments et tes craintes, alors que ta vie est presque achevée, ainsi que tu l’as rabâché déraisonnablement, avec espoir et coquetterie, comme si tu pouvait agir sur le destin à travers la force superstitieuse de la parole en nuançant d’un "presque" ce qui est une réalité accomplie et achevée ; toi qui gémis dans l’écheveau des sentiments et de la réalité, ne m’envies-tu pas, au fond de toi et en secret, moi qui voyage avec le rayon de lune, me drape dans les nuages et franchis les frontières des pays sur les ailes du vent, moi que personne n’attend vraiment nulle part ? qui n’ai pas une seule chambre, pas un seul meuble, qui ne possède pas un seul objet en ce vaste monde ?

La représentation

[Francesca] … Les mots, aussi justes soient-ils, ne font que nommer et dévoiler les secrets des hommes, mais ils ne les résolvent pas, tu le sais surement, toi, l’écrivain. Non, je dois vivre, supporter, être aimante, je dois attendre, veiller pour te transmettre sans paroles ton secret, ce qui te fait souffrir, ce à quoi tu aspires, ce pour qoi tu n’es pas assez courageux — car derrière tout malheur se trouvent la lâcheté et l’ignorance, tu le sais certainement, puisque tu es écrivain. Donc je dois savoir pourquoi tu as peur du bonheur, lequel n’est pas un main-dans-la-main, un berceau ou un cercueil, mais un tout, une sorte d’attitude grave, presque sévère, et qui est donc la vie, la vérité. Je dois savoir ce à quoi tu aspires si violemment que tu n’oses te l’avouer à toi-même, puis je dois taire ce secret, car mes mots ne feraient que te blesser, dans ta vanité tu te récrierais et te sauverais en niant et en jurant ; c’est pourquoi je devrai me taire, avec ces secrets dans mon cœur. Et je devrai vivre en sorte que tu apprennes et comprennes, sans paroles, pourquoi il y a eu tout cela — la solitude, l’ennui, la curiosité, les vilaines passions, les femmes innombrables, les cartes, les beuveries, pourquoi ton genre, l’aventure, s’est dessiné de cette façon, et pourquoi tu es un aventurer…— et quand tu l’apprendras, par moi, mais sans paroles, tu verras, tout deviendra meilleur et plus facile. peux prononcer le secret. Moi, je ne peux rien faire d’autre qu’attendre, veiller, apprendre, puis, avec tout mon être, ma vie et mon corps, mon silence, mes baisers, ma façon d’être, te transmettre cette connaissance et ce secret. Je dois le faire, parce que je t’aime. Et c’est pourquoi tu a peur de la vie et de la totalité, car l’on ne craint rien, pas même le chevalet et la potence, autant que soi-même, autant que le secret qu’on n’ose regarder en face.

La réponse

…J’ai interrogé mon cœur et tout ce que je puis dire, c’est que le lien que nous voulions rompre à coups de paroles et de poignards est plus fort qu’il ne l’était un jour auparavant, plus fort qu’il ne l’a jamais été, ce lien qui me lie à la comtesse de Parme. Visiblement, ce que les dieux ont fait, les hommes essaient en vain de la défaire de leurs mains habiles, douces ou violentes. Aussi, que Votre Excellence veille à l’âme de la comtesse de Parme, et à ce que nous ne rencontrions jamais plus dans la vie. Le feu s’éteint, dit la comtesse, et toute émotion finit un jour en cendre ; mais qu’il me soit permis de dire maintenant, en guise d’adieu, qu’il existe une sorte de feu et d’émotion que n’échauffe pas la magie de l’instant, que n’attisent pas les sentiments et la curiosité, l’égoïsme et l’ambition, non, dans la vie humaine couve une sorte de feu fatal que n’éteignent pas l’habitude et l’ennui, que n’éteignent pas l’accomplissement ni la curiosité coquette, que le monde ne peut éteindre, oui, que nous-mêmes ne pouvons éteindre. Ce feu fut effectivement dérobé du ciel par des mains humaines, et les dieux en voudront éternellement aux voleurs. Ce feu brûlera dans mon cœur, et je ne veux pas l’éteindre : et quoi que m’offre la vie, et si fidèle que je sois à mon tempérament et à mon style, je saurai que ce feu ne disparaîtra pas et restera la substance de ma vie.