Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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J.M.G. Le Clezio, Le procès verbal

Ed. Gallimard

K – Adam sortit tout-à-coup du magasin…

Au fur et à mesure qu’Adam approchait de l’endroit, il lui semblait découvrir plus d’animation. En se penchant par-dessus le parapet, il vit, sur la place, un radeau pneumatique en matière plastique jaune, et deux hommes-grenouilles en train d’ôter leurs combinaisons.

On n’avait pas dû repêcher le corps depuis bien longtemps parce qu’on voyait encore, sur le petit escalier qui montait vers la route, des flaques d’eau de mer que la pluie n’avait pas encore fondues. Dans l’une d’elles traînaient de minces brins d’algues. Quand Adam arriva, on le laissa passer au premier rang sans rien dire, peut-être parce qu’il avait lui-même, à force d’être resté sous la pluie, l’air d’un noyé.

Et Adam vit qu’au milieu du cercle des badauds, posé à plat sur le sol de gravillons comme un tas de chiffons, il y avait cette chose ténue, ridicule, qui n’avait plus rien de terrestre, et rien non plus d’aquatique. Ce monstre amphibie, c’était un homme sans âge, n’importe lequel d’entre les hommes. Sa seule particularité, qui donnait envie de rire, d’un rire du fond de gorge, c’était la somme d’eau qu’il représentait, tant en chairs qu’en habits, au centre de ce paysage mouillé ; c’était d’être un noyé sous la pluie. La mer avait déjà défait son corps. Encore quelques heures, et on sentait qu’il aurait ressemblé à un poisson. Il avait deux grosses mains bleues, et sur les pieds, l’un nu, l’autre chaussé, on voyait des touffes de varech. Du plus profond des vêtements tordus, rincés, imbibés d’eau de mer, la tête et le cou pendaient, inertes. Son visage était bizarrement mobile, bien que mort ; il fourmillait de toutes parts d’une sorte de mouvemement étranger à la vie ; l’eau qui gonflait les joues, les yeux et les fosses nasales, tressautait sous la peau, à chaque goutte qui tombait du ciel. Cet homme de quarante ans, honnête et travailleur, était devenu en l’espace de quelques heures un homme liquide. Dans la mer, tout avait fondu. Les os devaient être de la gelée, les cheveux des goémons, les dents des graviers, la bouche une anémone, et les yeux, grands ouverts, fixaient droit en l’air, vers l’endroit d’où vient la pluie, cachés derrière une pellicule vitreuse. Invisible, une atmosphère mêlée de vapeur devait faire des bulles, entre les côtes en forme de branchies. Le pied nu, vissé dans la jambe du pantalon comme un postiche, avait gardé des couches profondes de la mer une peau graisseuse ou grise, simulant entre les orteils des extensions de nageoires naissantes. C’était un têtard géant, descendu par accident du haut de la montagne ; là-bas, les flaques d’eau dans les creux de tourbe, frissonnaient solitaires sous le vent.