Paul Gadenne, Baleine
Ainsi, tout ce que nous imaginions pour la sauver se heurtait à cette masse impénétrable. Ce n’était pas son passé qui nous échappait : c’était maintenant, maintenant, qu’elle s’enfonçait dans le mystère, un mystère auquel nous aurions tant voulu l’arracher. Tout ce qu’on aurait pu nous dire de la baleine, tout ce que la science ou l’histoire auraient pu nous apprendre, ne nous aurait rien appris. Car la seule chose que nous voulions savoir, c’était ce secret enfoui, ce mot de la création qu’elle représentait. C’était là ce qui rendait à ces débris une importance, un sens – une menace – qui nous concernaient directement. Je le sentis en regardant Odile : une étrange, une décisive sympathie s’était nouée en nous pour l’être qui était venu terminer là sa durée, une sympathie qui nous isolait avec lui sur cette grêve indifférente, entre la falaise immobile et les eaux en mouvement. Nous étions seuls – seuls avec la baleine, avec cette inexplicable gelée où le néant prenait des couleurs si tendres, et d’un commun accord désormais, loin de toute parole, nous épousions sa cause. Cette défaite, cet effacement silencieux, cela redevenait une présence. Ce crachat, cette traînée de pourriture apparue subitement sur une plage à nous familière, et que le regard devait d’abord chercher, nous comprenions que c’était un spectacle solennel. Nous n’aurions pas besoin de faire effort pour le graver en nous ; il y était inscrit depuis toujours, il était notre plus ancienne pensée. Et qu’étions nous, nous qui regardions cela, êtres de hasard, imperceptibles, en proie aux astres, échoués sur les plages d’une Nature sans évènements ?… Certes, nous étions bien sûrs, à présent, de notre solidarité avec le monstre ; nous en étions assez sûrs pour l’honorer, assez aussi pour le plaindre. Une énorme accusation s’élevait de cette plage étroite, de cet accablement gélatineux – une accusation qui recouvrait le monde. Hommes et bêtes, nous avions le même ennemi, nous n’avions qu’une seule science, qu’une seule défense, nous étions ligués. Une pitié démesurée, que nous ne pouvions empêcher de retomber sur nous-mêmes, nous montait à la gorge, devant les restes dérisoires de l’animal biblique, du Léviathan échoué. Cette baleine nous paraissait être la dernière ; comme chaque homme dont la vie s’éteint nous semble être le dernier homme. Sa vue nous projetait hors du temps, hors de cette terre absurde qui dans le fracas des explosions semblait courir vers sa dernière aventure. Nous avions cru ne voir qu’une bête ensablée : nous contemplions une planète morte.