Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Vladimir Jankelevitch, La mort

Nouvelle bibliothèque scientifique, Ed. Flammarion

Introduction – Le mystère de la mort et le phénomène de la mort

2. La prise-au-sérieux : Effectivité, Imminence, Concernement personnel

Ainsi donc Vania est très étonné de se découvrir mortel et justiciable de la loi commune. La belle découverte, en effet ! et la grande nouveauté que voilà ! Vania apprend ce secret de Polichinelle comme s’il ne le savait pas… Et de fait, on peut apprendre ce que l’on sait déjà, comme on peut être surpris par l’évènement le plus attendu, ou comme on peut devenir ce que l’on est ; entendez : devenir en acte ce que l’on est déjà virtuellement et substantiellement.

Deuxième partie – La mort dans l’instant mortel

Chap. IV — L’irrévocable

L’irréversible de l’avoir été, l’irréparable du fait-d’avoir-fait : « Factum » et « Fecisse »

On ne peut rien contre ce fait accompli d’avoir vécu, qui est aux dégâts de l’âge comme le fecisse à la res facta : ni les instituts de beauté spécialisés dans ces réparations de détail, ni les greffes, ni les hormones ne changent le nombre des années ; la vieillarde n’est pas devenue jeune comme par enchantement ; la vieille est devenue une adolescente défraîchie ; une nymphe en ruines. Pour alléger le poids des souvenirs et rendre son élan vital au vieillard remis à neuf, pour guérir la lassitude et le blasement, il faudrait un miracle… Et quel miracle ! On répare tout ce qui est réparable dans la machine usagée ; mais l’« irréparable outrage » des ans, c’est-à-dire la temporalité nue, ne se révoque pas. L’irrévocabilité de la continuation globale est, sur ce point, aussi incurable et inexorable que l’irréversibilité métempirique de la mort. Insistons encore. Tous les échecs sont réparables, tous les malheurs compensables, toutes les pertes remplaçables, tous les chagrins consolables : seul le temps perdu est, dans son ensemble, irremplaçable et incompensable.

Troisième Partie – La mort au dela de la mort

Chap. III — Absurdité de la nihilisation

2. Le Cela-va-de soi de la continuation et le scandale de la cessation

La mort, après tout, n’est pas plus extraordinaire que la naissance, dont personne pourtant ne cherche la justification ; ni la naissance n’est moins irrationnelle que la mort. Et quand même cela serait… Cela ferait deux mystères au lieu d’un, et l’idée de l’anéantissement n’en serait pas plus claire. La surnaturalité de la naissance n’atténue pas l’irrationalité de la mort, mais elle la rend, au contraire, encore plus absurde. Vous demandez pourquoi ce qui a commencé ne finirait pas. Ce qui a commencé aurait donc des ressources infinies pour durer ensuite éternellement ? Mais tout est possible si la naissance est une création miraculeuse. Demandez plutôt : pourquoi en général avoir commencé ? c’est-à-dire : pourquoi celui qui commence d’être n’a-t-il pas toujours existé ? Cette question ne fait que renforcer notre interrogation sur la mort : pourquoi celui qui a commencé d’exister n’existera-t-il pas toujours ? Ou comme demande, chez Ionesco, le roi qui se meurt : « Pourquoi suis-je né, si ce n’était pour toujours ? » Il est vrai que l’angoisse métaphysique nous suggère parfois la question inverse : pourquoi fallait-il que l’inexistant se mît à exister ? pourquoi n’est-il pas resté éternellement dans le non-être ? On sait que Pascal et Schopenhauer se posent cette question. Celui qui aurait pu ne pas naître pourrait aussi bien retourner au néant ! Mais rappelons ici que le néant préanatal et le néant postnatal ne sont nullement symétriques ni homologues. C’est que le temps de la vie a un « sens » : il est orienté vers l’avenir ; il est inépuisable avènement, irréversible futurition ; il marche à l’infini du non-être vers l’être. Le merveilleux miracle de la naissance, étant, comme la création, le don de l’être, va de soi, puisqu’il est dirigé dans le sens de l’affirmation fondamentale. Pourquoi ce qui a commencé un jour ne finirait-il pas ? Eh bien oui, parlons-en ! Justement, ce qui a commencé ne doit pas finir. Arguer du commencement pour que nous consentions à la fin, c’est invoquer une espèce de justice de commutation sans rapport avec l’irréversible. La vie de quelqu’un pouvait ne pas commencer ; mais du moment qu’elle a commencé, elle doit continuer et ne jamais cesser ; il n’y avait qu’à ne pas nous la donner. Le vivant, ayant reçu l’être, veut retenir et garder ce qui lui a été une fois donné ; il s’accroche désespérément à son cadeau et ne le lâche plus ; il ne se sent nullement obligé de le rendre ; l’être n’est un don gratuit que dans les métaphores des poètes et des métaphysiciens : pour tout homme de bonne foi, vivre est au contraire un droit inaliénable, et la seule idée de le contester nous semble scandaleuse. Les sages païens et l’Imitation de Jésus-Christ ont beau nous exhorter à restituer de bonne grâce cette vie qui nous a été censément prêtée (nulli mancipo, omnibus usui), nous ne nous laissons pas convaincre. C’est notre manière à nous d’honorer l’irrévocable, de ratifier la dissymétrie du temps, d’accepter l’alpha en refusant l’oméga. Avoir commencé d’être impliquerait une sorte d’engagement et presque un droit : nous sommes, disait Pascal, embarqués ; c’en est fini pour toujours du non-être d’où la naissance nous a tirés : l’être qu’elle nous a conféré devrait durer éternellement. C’est en cela justement que consiste notre vocation d’immortalité : un être « immortel » est un être devenu éternel ; il n’est pas infini par les deux bouts, mais seulement en direction du futur. Par delà l’entr’ouverture, nous avons montré que telle serait la chimère de l’ouverture pour une vie close en son commencement, mais libérée de toute terminaison. Notre éternité est une éternité qui a commencé. Jusqu’aux siècles des siècles nous entendons boire à cette coupe inépuisable. Les hommes en général ne trouvent pas si scandaleux que l’existant actuel n’ait pas toujours existé : le scandale est de cesser d’exister ; ce qui nous paraît inadmissible, ce n’est pas que l’histoire passée se soit faite sans nous, c’est qu’il y ait plus tard un monde dont nous ne ferons pas partie. Car notre vocation est par devant !

Chap. IV. — La Quoddité et l’impérissable. L’irrévocable de l’irréversible

2. Avoir été, Avoir vécu, Avoir aimé

La vie vieillissante est misérablement labile et caduque, mais la positivié indélébile de son message se reconstitue à l’infini le jour même de la mort, dans le dos de cette mort et par l’effet même de cette mort ; et plus la nihilisation sera forcenée, comme dans les régimes racistes qui voudraient non seulement anéantir l’existence, mais annihiler l’essence de cette existence, et qui s’acharnent contre le souvenir même des hommes libres, exterminent leur descendance, brûlent leurs écrits, défendent désespérément de prononcer leur nom, plus incontestable sera l’évidence posthume du message. La violence sadique et la méchanceté réussissent, par les chambres à gaz et les fours crématoires, à rendre l’existant inexistant, elles ne peuvent faire que l’existant n’ait jamais existé, elles n’extirpent jamais la racine de la quoddité radicale. Scipion l’Africain, après sa mort, est comme s’il n’avait jamais existé, — « quasi natus non esset », dit Cicéron dans le Laelius1… Mais « quasi » seulement ! Ou dans notre langage : la mort fait comme si, mais elle ne fait pas que… Physiquement ou « grammatiquement », cela revient peut-être au même que Scipion ait disparu du monde des vivants après avoir fait son temps ici-bas, ou qu’il n’y ait jamais eu de Scipion l’Africain, qu’aucun enfant de ce nom ne soit jamais apparu un beau jour sur la terre des hommes : car un néant, pour l’œil, est indiscernable d’un autre néant ; et cependant, alors même que la bataille de Zama n’aurait jamais eu lieu, ni la défaite d’Hannibal, alors même qu’on tiendrait pour nulles et non avenues les conséquences historiques incalculables de la victoire de Rome sur Carthage, le fait qu’il y ait eu jadis un Scipion serait encore inextirpable : Scipion est mort depuis longtemps, et tout se passe aujourd’hui comme si ce douteux Scipion n’avait jamais existé, — et pourtant le fait de Scipon est permanent, définitif, éternel. Aussi pourrait-on dire : la vie éternelle, c’est-à-dire le fait indélébile d’avoir été, est un cadeau que la mort fait à la personne vivante. Le fait de l’avoir été est donc, à la lettre, un instant éternel, et l’on devine pourquoi éternité et instant cessent ici de se contredire : la naissance et la mort circonscrivent sur find d’éternité, découpent dans l’infini l’insularité biographique d’une existence. Refoulée sans cesse sur l’océan des âges, la période délimité par une vie révolue tend d’année en année et de siècle en siècle à s’annuler : Marc-Aurèle jette un regard d’aigle sur cette insignifiance, peu à peu ensevelie par cette immensité ; le zéro serait, à l’infini, l’horizon ou la limite d’un tel amenuisement… Le zéro ? disons plutôt le point, ou mieux l’instant. En outre, cette fine pointe de l’instant est unique dans toute l’éternité : non seulement la vie de quelqu’un est brève comme un songe, et autant dire inexistante, mais encore elle n’advient qu’une seule fois, et en aucun cas ne sera renouvelée ; non seulement le fait-d’avoir-été se réduit à un instant fugitif, mais encore il est un « Hapas » ! Oublié de tous, perdue dans le lointain du passé, la vie de n’importe-qui a été pour toujours, et jusqu’aux siècles des siècles, et jusqu’à l’extrême fin des temps, l’unique chance de réalisation de ce n’importe-qui. Mais d’autre part cette existence presque inexistant est plutôt « quasi-nihil » que « nihil », et plutôt moindre que non-être. Or il y a entre rien et presque-rien une distance infinie… Ce « presque » n’annonce-t-il pas le tout-autre ordre ? L’instant infinitésimal est presque anéanti par l’immensité de l’histoire, mais il n’est pas nihilisé par elle. Réduit à ce minimum qu’est l’avènement de l’évènement, réduit au pur fait de l’advenue sans pérennité chronique, le moindre-être sauve le principe de l’effectivité.



Notes