Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

Page : http://www.dg77.net/pages/passages/hustvedt.htm


  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Siri Hustvedt, Yonder — méditations

Ed. Actes Sud - Leméac ; trad. Christine Le Bœuf

Yonder - 1

…je pense à yonder, l’un de ces mots merveilleux que les linguistes, je l’ai découvert par la suite, appellent des “embrayeurs” – des mots distincts des autres en ce qu’ils sont animés par le locuteur et se meuvent en conséquence. En terme de linguistique, cela signifie qu’on ne peut jamais vraiment se trouver yonder. Dès qu’on arrive à yonder tree, cet arbre qui est là-bas, il devient l’arbre qui est ici et disparaît à jamais de cet horizon imaginaire. Les mots qui oscillent m’attirent. Le fait qu’ici et glissent et s’inversent en fonction de l’endroit où je me trouve a pour moi quelque chose d’émouvant, la double révélation des relations ténues entre les mots et les choses, et de la miraculeuse flexibilité du langage.

En vérité, ce qui me fascine, c’est moins le fait de se trouver en un lieu que le fait de ne pas s’y trouver : la façon dont les lieux vivent dans l’esprit après qu’on les a quittés, dont on les imagine avant d’y arriver, dont ils semblent surgir de rien pour illustrer une pensée ou une histoire comme celle de mon arbre, là-bas, yonder. Ces espaces mentaux composent de nos vies intérieures une carte plus complète que n’importe quelle “vraie” carte, en traçant d’ici et de les limites qui façonnent aussi ce que nous voyons au présent. Ma géographie personnelle, de même que celle de la plupart des gens, exclut d’immenses parties du monde…

…Quand j’attendais Sophie, j’avais l’impression que c’était la première fois que je me sentais physiquement plurielle – deux en une. Mais naturellement cela m’était arrivé déjà, quand je me trouvais, moi, à l’intérieur de ce premier lieu. L’espace utérin est mystérieux. Nous ne nous souvenons pas de sa réalité liquide, mais on sait désormais que le fœtus entend des voix. Après la violence de la naissance (toutes les préparations au monde, les respirations et le culte de l’accouchement ne peuvent enlever à l’évènement sa violence), la reconnaissance par le nouveau-né de la voix de sa mère lance un pont par-dessus cette première et brutale séparation.

Yonder - 5

La photographie d’un lieu n’est pas plus qu’un livre un lieu réel, mais nous habitons néanmoins les photographies, soit en spectateurs, soit en nous identifiant aux personnages. Les mots sont plus abstraits que les images, mais les images naissent inévitablement des mots. L’aventure visuelle de la lecture correspond à celle de l’écriture. On ne peut avoir l’une sans l’autre. La lecture est active, mais l’écriture est plus active encore. Lorsqu’on invente une histoire, on fait une place au lecteur dans le texte, et ceci soulève l’éternelle question de l’écriture d’un livre : qu’y mettre, que laisser en dehors ?

…Généralement, les bons livres en disent assez quant aux lieux où ils se passent, pas trop. Assez, ce peut être plus ou moins, mais ce sont les mauvais livres qui satisfont à ce que le lecteur attend d’un roman, d’un récit ou d’un poème, ou du lieu où il se passe. Les mauvais livres ont un côté rassurant, ce qui explique qu’on les lise. La surprise peut être quelque-chose de merveilleux mais, dans l’ensemble, les gens n’en ont pas envie, pas plus que la plupart des enfants ne souhaitent qu’on transforme leur chambre. Ils veulent la confirmation de ce qu’ils savent déjà, et ils ont été généreusement fournis en tels conforts romanesques depuis la fin du XVIIIe siècle, quand le roman devint populaire grâce aux progrès de l’alphabétisation des masses. Mais le bon lecteur (une qualité qui n’est pas du tout déterminée par le degré de culture littéraire) a besoin de remplir des blancs. Tout lecteur écrit le livre qu’il lit, en suppléant ce qui ne s’y trouve pas, et cette invention créatrice devient le livre.

…Ecrire des romans c’est comme se souvenir de ce qui n’est jamais arrivé. Cela imite la mémoire sans être la mémoire. Des images apparaissent comme un territoire textuel, parce que c’est ainsi que le cerveau fonctionne. Si ignorante que je sois de la science de la mémoire et du cerveau, je suis convaincue que les processus de la mémoire et de l’invention sont liés dans l’esprit…

L’ami commun revisité - 1 Métaphore

La lecture est une activité qui m’étonne toujours, en particulier la lecture de romans. Le fait que je puisse regarder de petits symboles sur une page et les traduire en images et en voix continue de me stupéfier. Quand je me souviens de livres, je ne me souviens pas des mots imprimés. Je me souviens de ce que j’ai vu et entendu, de la même façon dont je me souviens du monde réel. Parfois, quand je reprends un livre, je m’aperçois que mes souvenirs étaient faux. Et pourtant, chaque lecture est une rencontre avec des mots, rien de plus et rien de moins. Au cours des ans, j’ai lu de nombreux livres. Certains d’entre eux ont disparu de ma mémoire. D’autres s’y sont attardés et m’ont transformé à jamais…