Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Johann Peter Eckermann, Conversations de Goethe avec Eckermann

Ed. NRF/Gallimard, Trad. Jean Chuzeville

Introduction d’Eckermann

[…]

[mai 1823] Je n’eus désormais plus d’autre désir que de le connaître en personne et de l’approcher, fût-ce quelques instants. Vers la fin de mai, pour satisfaire ce désir, je partis pour Weimar faisant la route à pied en passant par Göttingen et la vallé de la Werra.

Durant le trajet que la grande chaleur rendait souvent pénible, j’éprouvais plus d’une fois la consolante impression d’être sous la protection particulière de puissances propices et de faire un voyage qui allait avoir pour ma vie à venir les suites les plus importantes.

Première partie

Samedi 28 (ou mercredi 25) février 1824

« Il y a des hommes remarquables, dit Goethe, qui ne savent rien faire au pied levé, superficiellement, et dont la nature est d’exiger une lente pénétration de tous les sujets qu’ils traitent. Ces sortes de talents nous causent souvent de l’impatience, parce qu’on obtient rarement d’eux ce qu’on réclame à l’instant même ; c’est la seule voie cependant par où les sommets sont atteints. »

[…]

« Aux talents médiocres, l’art ne suffit pas quant à soi ; durant l’exécution, ils ont toujours devant les yeux le gain qu’ils espèrent en retirer, une fois l’ouvrage fini. Mais avec des buts et des tendances aussi terre à terre, nulle grande œuvre ne peut être réalisée. »

Dimanche 25 décembre 1825

[…]

« J’ai fait, ces jours derniers, une observation que je tiens à vous communiquer »

« Chacun de nos actes a une conséquence. Mais ce qu’on a fait de sage et de juste ne comporte pas toujours une suite favorable, ni du contraire ne découle toujours un effet désastreux. Souvent c’est même l’inverse qui se produit. »

« Il y a quelques temps, précisément lorsque je traitais avec mes éditeurs, je commis une faute, et je regrettais beaucoup de l’avoir commise. Mais les circonstances ont tellement changé depuis, que j’eusse commis une faute bien plus grave si je ne m’étais pas trompé alors. Il en arrive assez fréquemment ainsi dans la vie, et par suite les hommes du monde, qui ne l’ignorent pas, se mettent à l’œuvre sans y réfléchir à deux fois, avec audace et témérité. »

Mercredi 17 janvier 1827

[…]

De la vieille Allemagne, on passa au style gothique. On parla d’une bibliothèque qui rappelait ce style, ensuite du goût à la mode consistant à meubler des chambres entières en style vieil allemand et gothique, pour se donner l’illusion de vivre en pleine époque ancienne.

« […] Mais je ne puis approuver qu’on aménage d’une manière aussi insolite et désuète la pièce où l’on se tient d’ordinaire. C’est toujours une espèce de mascarade qui, à la longue, ne peut satisfaire à aucun point de vue, et même qui doit avoir des résultats fâcheux pour ceux qui se livrent à cette fantaisie. Il y a là quelque chose qui détonne singulièrement avec notre genre de vie actuel ; cela ne peut qu’accroître encore le vide et le creux de la pensée où cette manie a pris naissance. Rien de mal à ce que, par un joyeux soir de carnaval, quelqu’un se travestisse en Turc ; mais que dirait-on de celui qui porterait ce déguisement d’un bout de l’année à l’autre ? Nous penserions que c’est déjà un aliéné, ou bien qu’il est sur le point de le devenir. »

Nous trouvâmes parfaitement convaincantes ces paroles de Goethe sur un sujet touchant à la vie de près ; et comme aucune des personnes présentes n’avait le moindre reproche à s’adresser sous ce rapport, nous en savourâmes pleinement la vérité.

Deuxième partie

Jeudi 9 octobre 1828

…Nous avons donc reparlé du Moïse de Rossini, et nous nous sommes rappelé avec joie les plaisantes inventions que Goethe avait faites avant-hier.

« Ce que j’ai pu dire sur le Moïse en plaisantant et dans un moment de bonne humeur, fit Goethe, je ne le sais plus, car cela se passe dans notre inconscient…1 »

Lundi 20 octobre 1828

[…]

« Votre excellence, en disant tout à l’heure que les Grecs ont enrichi de leur apport personnel la nature, a exprimé une pensée remarquable, et je prétends qu’on ne saurait assez profondément se pénétrer de cette parole. »

— Oui, mon cher, dit Goethe, c’est là l’essentiel. Il faut être quelqu’un pour produire quelque chose. Dante nous apparaît grand, mais il avait derrière lui plusieurs siècles de civilisation. La maison de Rotschild est riche, mais il a fallu plus d’une génération pour accumuler de tels trésors. Tous ces phénomènes ont des racines plus profondes qu’on ne croit. Nos bons artistes épris d’archaïsme germanique, ignorent cela, et avec leur faiblesse personnelle et leur impuissance artistique ils se tournent vers l’imitation de la nature… »

Mercredi 22 octobre 1828

À table, aujourd’hui, le sujet de conversation était les femmes, et Goethe en parla fort bien. « Les femmes, dit-il, sont des coupes d’argent où nous disposons des pommes d’or. Mon idée des femmes n’est pas une abstraction tirée de l’expérience, elle m’est innée ou m’est venue Dieu sait comment. Aussi les caractères de femmes que j’ai représentés sont-ils à leur avantage ; tous sont meilleurs que ceux que l’on pourrait rencontrer dans la réalité »

Mardi 24 mars 1829

« Plus un homme est élevé, dit Goethe, plus il est placé sous l’influence des démons2 ; il a seulement à prendre garde que sa volonté dominante ne fasse fausse route.

Mercredi 8 avril 1829

Goethe était déjà assis à table, quand j’entrais. Il me fit un joyeux accueil. « J’ai reçu une lettre, dit-il, savez-vous d’où ? — De Rome ! mais de qui ? — Du roi de Bavière. — Je partage votre joie, dis-je. Mais n’est-ce pas étrange ? Depuis une heure, tout en me promenant, je pensais beaucoup au roi de Bavière, et voilà que j’apprends cette agréable nouvelle. — Il arrive souvent que nous sommes informés en nous-mêmes de quelque événement, dit Goethe…

Vendredi 10 avril 1829

[…]

« On a dit et répété de tout temps, continua Goethe, qu’il faut s’efforcer de se connaître soi-même. Voilà une étrange obligation, à laquelle personne jusqu’à présent n’a satisfait, ni ne saurait d’ailleurs satisfaire. Dans tout ce qu’il pense et tout ce qu’il veut, il n’est rien qui ne ramène l’homme au monde exté rieur, au monde qui l’entoure, et ce qu’il aura à faire ce sera de le connaître et de se l’asservir pour autant que cela lui est nécessaire pour arriver à ses fins. Il ne prend connaissance de lui-même que lorsqu’il jouit ou souffre, aussi est-ce par la douleur et la joie seulement que l’homme est averti de lui-même, de ce qu’il doit rechercher ou éviter. D’ailleurs, l’homme est un être obscur. Il ignore d’où il vient, où il va ; il ne sait pas grand-chose du monde, et moins encore de lui-même. Je ne me connais pas moi-même, et Dieu me préserve de me connaître ! Mais ce que j’ai voulu dire, c’est qu’en Italie, dans ma quarantième année, j’eus la sagesse de comprendre que je n’avais aucun talent pour l’art plastique et qu’il s’agissait là d’une « fausse tendance »… »

Mercredi 15 avril 1829

[…]

« Ce qui trompe les jeunes gens, dit Goethe, le voici. Nous vivons en un temps où la culture est si répandue qu’elle constitue en quelque sorte l’atmosphère dans laquelle respire un jeune homme. Des pensées poétiques et philosophiques vivent et s’agitent en lui, parce qu’il les a absorbées avec l’air ambiant. Il croit qu’elles sont sa chose propre et il les exprime comme si elles étaient de lui. Mais après avoir restitué à son époque ce qu’il en avait reçu, il reste pauvre. Il ressemble à une source qui jaillit pendant quelque temps, à cause de l’eau qu’on y a versée, et qui cesse de couler dès que sa provision d’emprunt est tarie. »

Vendredi 11 février 1831

[…]

« Mais, cela va sans dire, pour pouvoir ressentir et vénérer la grandeur d’une personnalité, il faut être quelqu’un. Tous ceux, par exemple, qui ont dénié à Euripide le sens du sublime n’étaient que de pauvres sires incapables de toute élévation ; ou bien ce furent d’éhontés charlatans qui, dans leur présomption, voulaient eux-mêmes se grandir aux yeux d’un public ignorant, et qui de fait apparurent plus grands qu’ils n’étaient? »

Mardi 15 février 1831

« […] La haine ne fait de mal à personne, c’est le mépris qui perd l’homme. Kotzebue fut longtemps haï, mais pour que le poignard de l’étudiant osât se lever contre lui, certains journaux durent tout d’abord le rendre méprisable. »

Troisième partie

Mardi 11 mars 1828

« […] Le vin contient d’ailleurs des énergies productives d’une espèce très remarquable, mais tout dépend des circonstances, du temps et de l’heure ; ce qui est favorable à l’un, nuit à l’autre. Des énergies productives, il y en a aussi dans le repos et le sommeil, mais il n’y en a pas moins dans le mouvement. Il y en a dans l’eau et tout particulièrement dans l’atmosphère. L’air pur des champs est l’élément propre qui nous convient ; là, c’est comme si l’esprit de Dieu soufflait directement sur l’homme et qu’une énergie divine exerçât son influence. Lord Byron, qui tous les jours passait plusieurs heures à l’air libre, tantôt à cheval au bord de la mer, tantôt en canot à voile ou à rames, puis à se baigner dans la mer et s’exercer à la nage, fut un des hommes les plus productifs qui aient jamais vécu. »



Notes