Henry Fielding, Histoire de Tom Jones, enfant trouvé
Trad. : M. de la Bédoyère (1782-1861)
Livre VIII chap. I, Chapitre étonnament long concernant le merveilleux ; de beaucoup le plus long de tous nos chapitres liminaires
À dire vrai, l’historien qui se borne au simple récit des faits, et qui en écarte les circonstances même les mieux attestées, quand il les juge fausses, tombera quelquefois dans le merveilleux, mais non dans l’incroyable. Il excitera souvent l’étonnement du lecteur, mais il ne révoltera jamais sa raison. Si, au contraire, il se jette dans la fiction, il perdra son noble caractère, et ne sera plus qu’un romancier. L’historien qui rapporte des faits publics, a un grand avantage sur l’auteur de roman qui décrit des scènes de la vie privée. La notoriété dépose en faveur du premier ; les actes authentiques, l’unanimité des témoignages démontrent sa véracité aux siècles futurs. C’est ainsi que l’existence des Trajan, des Antonin, des Néron, des Caligula, n’a point trouvé d’incrédules dans la postérité. Personne ne doute que ces princes vertueux et que ces monstres, n’aient été autrefois les maîtres du monde.
Pour nous, qui dessinons des caractères inconnus, qui allons chercher dans les retraites les plus écartées et les plus obscures, des exemples de vice et de vertu, nous n’avons, pour accréditer nos récits, aucune des ressources de l’historien. Nous devons donc nous tenir soigneusement renfermé dans les bornes du possible et du vraisemblable. Cette obligation devient surtout rigoureuse, lorsqu’il s’agit de la peinture d’un mérite extraordinaire. Il y aurait moins d’inconvénient à peindre au naturel l’excès de la sottise ou de la scélératesse ; car la malignité humaine n’est que trop disposée à y croire.
Ainsi, on peut raconter, en toute assurance, l’histoire de Fisher. Cet homme devait depuis long-temps sa subsistance à la générosité de M. Derby. Le matin même du jour où il en avait reçu un don considérable, l’odieuse pensée lui vint de ravir tout l’argent que renfermait le secrétaire de son bienfaiteur. Dans ce dessein, il s’introduisit le soir dans un passage qui communiquait à l’appartement de M. Derby. Là, il l’entendit pendant plusieurs heures, se livrer à la joie que lui inspirait une petite fête qu’il donnait à quelques amis, et à laquelle il avait convié Fisher lui-même. Durant tout ce temps, aucun sentiment d’affection ou de reconnaissance n’émut son cœur et ne combattit sa coupable résolution. Au moment que l’infortuné gentilhomme rentrait dans sa chambre, après avoir reconduit ses amis, Fisher sortit du lieu où il se tenait caché, et s’avançant doucement derrière lui, il l’étendit mort à ses pieds d’un coup de pistolet. On croira ce fait, quand les os de Fisher seront réduits en poudre. On croira même qu’il alla deux jours après à une représentation d’Hamlet, avec quelques jeunes femmes, et que l’une d’elles, qui ne se doutait guère qu’elle fût si près du meurtrier, s’étant écriée « Bon Dieu ! Si l’assassin de M. Derby était ici ! » il entendit cette exclamation sans changer de visage, manifestant par son sang-froid un cœur plus endurci, plus atroce que celui de Néron, dont Suétone rapporte, qu’il n’eut pas plus tôt fait périr sa mère, que le poids de son crime lui devint insupportable, et que toutes les félicitations du sénat, du peuple, et de l’armée, ne purent étouffer dans son sein le cri du remords.
Mais si, traçant un autre portrait, nous disons au lecteur, que nous avons connu un homme que son génie pénétrant conduisit à une haute fortune, par des chemins ignorés jusqu’à lui ; qui sut s’y élever, sans rien perdre de son intégrité, et non-seulement sans faire le moindre tort à personne, mais en procurant au commerce les plus brillants avantages, et à l’État un accroissement considérable de revenu ; qui fonda, d’une main, des établissements où respire la grandeur unie à la simplicité, et répandit, de l’autre, sur une foule d’infortunés d’inépuisables largesses ; un homme aussi ingénieux à découvrir le mérite indigent, qu’empressé à le secourir, et soigneux par-dessus tout de cacher ses bienfaits ; magnifique, sans ostentation, dans sa maison, dans son ameublement, dans ses banquets, exact observateur de ses devoirs, pieux envers son Créateur, dévoué à son souverain, tendre époux, excellent père, protecteur généreux, ami chaud et solide, homme du monde spirituel et poli, indulgent pour ses serviteurs, hospitalier pour ses voisins, charitable pour les pauvres, et bienveillant pour tous ses semblables ; si nous ajoutons à ces traits l’éloge de sa sagesse, de sa bravoure, de sa bonne grâce, en un mot toutes les épithètes flatteuses que peut fournir notre langue, on ne manquera pas de s’écrier avec Horace
Qui le croira ? personne, assurément personne. Ou deux lecteurs au plus.
Nous avons cependant connu l’original de ce portrait ; mais un exemple unique (car où en trouver un second ?) ne saurait justifier un auteur, dont les ouvrages sont destinés à être lus par des milliers de gens qui n’ont jamais entendu parler d’un semblable prodige, ni de rien qui en approche. L’éloge de pareils modèles de vertu devrait être abandonné à la plume d’un faiseur d’épitaphes, ou de quelque poète qui pourrait hasarder, sans craindre de déplaire au lecteur, de l’enchâsser dans un distique, ou de le glisser négligemment au bout d’un vers.
Livre XI chap. I, Un os à ronger pour les critiques.
Le vice n’a pas à notre avis d’esclave plus abject ; la société d’ennemi plus odieux, ni le diable de plus digne et de plus cher disciple, qu’un diffamateur. Nous craignons que le monde ne ressente pas pour ce monstre la moitié de l’horreur qu’il doit inspirer, et nous n’osons assigner les motifs d’une si criminelle indulgence. Il est certain pourtant que le voleur semble presque innocent, au prix du diffamateur. L’assassin même paraît quelquefois moins coupable que lui. La diffamation est une arme plus cruelle que le poignard ; car les blessures qu’elle fait sont toujours incurables. On peut la comparer au plus lâche, au plus exécrable des crimes, à l’empoisonnement, moyen de vengeance si vil et si horrible, que jadis nos lois le distinguaient sagement des autres meurtres, par la rigueur du supplice dont elles le punissaient.
Outre les maux affreux que cause la diffamation, et les méprisables ressorts qu’elle emploie, il y a des circonstances qui en aggravent singulièrement l’atrocité. La plupart du temps elle agit sans provocation, sans espoir de récompense, à moins qu’il n’existe des ames assez infernales pour en trouver une, dans le désespoir et dans la ruine de leurs victimes.
Livre XI chap. VIII, Terrible alarme à l’auberge, et arrivée inopinée d’un ami de Mme Fitzpatrick.
Nous dirons au lecteur, moins pour dissiper ses craintes que pour satisfaire sa curiosité, qu’un pair d’Irlande qui se rendait à Londres, était arrivé le soir, fort tard, dans l’hôtellerie. Pendant qu’il soupait, il entendit l’affreux vacarme dont nous avons parlé ; aussitôt il sortit de table, courut vers le lieu d’où partait le bruit, et trouvant près du feu de la cuisine la femme de chambre de mistress Fitzpatrick, il apprit d’elle que sa maîtresse qu’il connaissait parfaitement, était dans la maison. Sur cette nouvelle, il s’adressa à l’hôte, apaisa sa colère, et le chargea pour la dame, d’un compliment un peu mieux tourné que celui qu’on a lu plus haut.
Il ne confia point son message à la femme de chambre, et par de bonnes raisons. Elle était dans ce moment (nous l’avouerons à regret) incapable de s’acquitter de cette commission, ni d’aucune autre. Le rhum (il plaisait à l’hôte d’appeler ainsi son eau-de-vie de grains) avait ôté à la pauvre fille, déjà excédée de fatigue, l’usage de ses facultés intellectuelles et de ses jambes.
Nous ne décrirons pas plus au long une scène que nous aurions supprimée volontiers, si la fidélité à laquelle nous nous sommes astreint, ne nous avait obligé d’en toucher quelque chose. Beaucoup d’historiens, faute de cette exactitude scrupuleuse, jettent leurs lecteurs dans un cruel embarras, en leur laissant la peine de deviner une foule de petits incidents, qui mettent quelquefois leur sagacité à une laborieuse et vaine épreuve.
Sophie fut bientôt guérie de sa terreur panique, par l’arrivée du noble pair qui n’était pas seulement une simple connaissance, mais un ami très-particulier de mistress Fitzpatrick. S’il faut ne rien taire, c’était à lui qu’elle avait dû sa délivrance. Ce seigneur ne le cédait ni en bravoure, ni en galanterie aux illustres paladins dont nous lisons les hauts faits dans les romans de chevalerie. Il avait brisé les fers de plus d’une beauté captive. L’autorité tyrannique qu’exercent trop souvent les maris et les pères sur un sexe faible et charmant, excitait son indignation. Il en était ennemi aussi juré, que jamais chevalier errant le fut du malin pouvoir des enchanteurs. Pour le dire en passant, nous avons toujours soupçonné que ces enchanteurs, si communs dans les vieux romans, figuraient les maris d’alors, et que le mariage lui-même était le château enchanté où gémissait la beauté prisonnière.
Le lord possédait une terre dans le voisinage de M. Fitzpatrick, et s’était lié depuis quelque temps avec sa femme. À la première nouvelle de son emprisonnement, il travailla sans relâche à lui rendre la liberté ; et il y réussit, non en attaquant la place de vive force, à la façon des anciens preux, mais en corrompant le gouverneur, suivant la tactique moderne qui préfère la ruse à la valeur, et répute l’or plus irrésistible que le plomb, ou l’acier.
Livre XI chap. X, Contenant une ou deux indications sur la vertu, et quelques unes de plus sur le soupçon.
Il y a deux manières de l’envisager. Dans le premier cas il part du cœur ; sa rapidité semble une inspiration ; il enfante des chimères ; il voit ce qui n’est point, ou dépasse la réalité. Doué d’une vue aussi perçante que celle de l’aigle, il épie les actions, les paroles, les gestes, les regards ; il pénètre jusqu’au fond des ames, où il découvre le mal dans son origine, et quelquefois avant sa naissance. Faculté admirable, si elle était infaillible ! Mais que d’infortunes produisent ses erreurs ! Que de larmes elles coûtent à l’innocence et à la vertu ! Il faut donc regarder une perception du mal, si prompte et si fautive, comme un défaut pernicieux. Il annonce d’ordinaire un mauvais cœur ; et ce qui nous le persuade, c’est que nous ne l’avons jamais observé dans une belle ame, celle de Sophie en était entièrement exempte.
Considéré sous un autre aspect, le soupçon paraît venir de la tête, et n’est que la faculté de voir ce qui s’offre à nos regards, et d’en tirer des conséquences, double opération qui ne demande que des yeux et une dose commune de bon sens. Ce second genre de soupçon est aussi ennemi du crime que le premier l’est de l’innocence. On l’excuse, lors même que par un effet de la faiblesse humaine, il s’égare dans ses conjectures. Qu’un mari, par exemple, surprenne sa femme sur les genoux, ou dans les bras d’un de ces jeunes roués qui professent l’art de la séduction, le blâmerons-nous d’en croire un peu plus qu’il n’en voit, et de mal interpréter des familiarités qu’une excessive indulgence pourrait seule traiter de libertés innocentes ? Le lecteur imaginera sans peine un grand nombre de méprises aussi plausibles. Nous ajouterons que, sans trop blesser la charité chrétienne, on peut soupçonner quelqu’un d’être capable de faire ce qu’il a déjà fait, et de commettre une seconde faute, quand il en a commis une première. Sophie, nous le croyons, donnait accès dans son esprit à ce soupçon. Elle pensait que sa cousine n’était pas plus sage qu’il ne fallait.
Livre XII chap. II, Dans lequel, si le squire ne trouve pas sa fille, se trouve quelque chose qui met fin à la poursuite.
Ainsi, dit la fable, la belle Grimalkin, que Vénus, à la prière d’un amant passionné, métamorphosa jadis de chatte en femme, n’aperçut pas plus tôt une souris, que se rappelant ses anciens jeux, et fidèle à son premier instinct, elle sauta hors du lit de son époux, pour courir après le petit animal.
Que faut-il inférer de cette fable ? que la jeune épouse était insensible aux caresses de son amoureux mari ? Non, il est des occasions où les chattes, aussi bien que les femmes, malgré l’ingratitude dont on les taxe, ne manquent pas de répondre aux marques de tendresse qu’on leur donne. Toutefois, suivant la spirituelle et profonde observation de sir Roger l’Estrange, chassez le naturel par la porte, il rentrera par la fenêtre. Une chatte, quoique changée en femme, aimera toujours les souris. Qu’on n’accuse donc point l’écuyer Western d’un défaut d’affection pour sa fille, il l’aimait certainement beaucoup ; mais c’était un gentilhomme campagnard, un ardent chasseur, et à ce double titre on peut lui appliquer la fable précédente et les judicieuses réflexions de sir Roger l’Estrange.
Livre XVI chap. IX, Dans lequel Jones rend visite à Mme Fitzpatrick.
Il y a quelques jolies femmes (car nous n’osons nous exprimer d’une manière trop générale), en qui l’égoïsme domine à tel point qu’elles rapportent tout à elles-mêmes. Comme la vanité seule les anime, elles sont toujours prêtes à s’emparer des louanges qui frappent leurs oreilles et à se les approprier, quoiqu’elles n’en soient pas l’objet. Fait-on en la présence de ces dames l’éloge d’une autre femme ? elles ne manquent pas de se l’appliquer, souvent même de l’amplifier à leur profit. Si, par exemple, on vante sa beauté, son esprit, ses grâces, son enjouement, combien, à leur avis, ne doit-on pas les priser davantage, elles qui possèdent ces qualités dans un degré bien supérieur !
Il n’est pas rare qu’un homme se recommande auprès d’elles, en louant une autre femme. Exprime-t-il l’ardeur et le dévouement que lui inspire sa maîtresse ? Ah ! disent-elles, quel amant ce serait pour nous qu’un homme capable d’aimer avec tant de passion une personne d’un mérite inférieur au nôtre ! Quelque étranges que puissent paraître ces mouvements du cœur féminin, nous en avons vu de nombreux exemples, et mistress Fitz-Patrick nous en offre un des plus frappants. Elle commençait, en ce moment, à éprouver pour Jones un sentiment dont elle comprit plus tôt la nature, que n’avait fait autrefois la pauvre Sophie.