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Carl von Clausewitz, De la guerre

Ed. de Minuit, trad. Denis Naville

Préface de l’auteur

Que le concept de science ne se résume pas seulement ou pas essentiellement dans un système ou une méthode d’enseignement tout faits, voilà qui de nos jours se passe d’explications. - A première vue, on ne trouvera dans cet exposé aucun système, et au lieu d’une méthode d’enseignement définitive, on n’y découvrira que des matériaux rassemblés.

Son côté scientifique réside dans la volonté de scruter l’essence des phénomènes de guerre, de montrer leur lien avec la nature de la chose. L’auteur ne s’est jamais dérobé aux conclusions philosophiques ; mais lorsqu’il a vu le fil s’amincir exagérément, il a préféré le rompre et le rattacher aux phénomènes qui correspondent à l’expérience. Car ainsi que certaines plantes ne donnent de fruits qu’à condition de ne pas trop monter en graine, il ne faut pas trop laisse croître les feuilles et les fleurs théoriques des arts pratiques, mais les rapprocher de l’expérience qui est leur terrain naturel.

Ce serait une erreur incontestable que de vouloir se servir des composants chimiques d’un grain de blé pour étudier la forme de l’épi ; il suffit d’aller aux champs pour voir les épis tout faits. L’investigation et l’observation, la philosophie et l’expérience ne doivent jamais se mépriser ni s’exclure mutuellement ; elles sont garantes l’une de l’autre. […]

Première Partie, Livre 1, Chap. 3, Le génie guerrier

[…] La guerre est le domaine de l’incertitude ; les trois quarts des éléments sur lesquels se fonde l’action restent dans les brumes d’une incertitude plus ou moins grande. Plus qu’en n’importe quel domaine, il faut qu’une intelligence subtile et pénétrante sache y discerner et apprécier d’instinct la vérité.

Certes, une intelligence moyenne peut par hasard tomber juste ; un courage extraordinaire saura compenser une erreur commise en une autre occasion ; mais dans la majorité des cas le défaut d’intelligence apparaîtra toujours dans le résultat général.

La guerre est le domaine du hasard. Aucune autre sphère de l’activité humaine ne laisse autant de marge à cet étranger, car aucune ne se trouve à tous égards en contact aussi permanent avec lui. Il accentue l’incertitude en toute circonstance, et entrave le cours des évènements.

En raison de cette incertitude de toutes les informations, de toute base solide, et de ces interventions constantes du hasard, la personne agissante se trouve sans cesse placée devant des réalités différentes de celles auxquelles elle s’attendait. Ce qui rejaillit forcément sur ses plans, ou tout au moins sur les idées qui s’y intègrent. Si cette répercussion rend les résolutions arrêtées tout à fait inutilisables, il faut en général les remplacer par d’autres ; mais sur l’instant les données nécessaires à cette substitution font souvent défaut, car au cours de l’action les circonstances exigent une décision immédiate qui ne permet pas de procéder à un nouveau tour d’horizon, pas même quelquefois de réfléchir mûrement. Mais il arrive bien plus souvent que la vérification de nos idées, et la connaissance des événements fortuits qui sont survenus, ébranlent nos plans sans cependant suffire à les réduire à néant. Notre connaissance des réalités s’est accrue, mais notre incertitude, au lieu de diminuer, a au contraire augmenté. Cela vient de ce que toutes ces expériences ne s’acquièrent pas d’un coup, mais graduellement, car nos décisions se trouvent sans cesse aux prises avec elles et notre esprit doit toujours rester sous les armes, si l’on ose ainsi s’exprimer.

[…]

… Ce n’est donc pas seulement à l’œil corporel, mais plus fréquemment à l’œil de l’esprit que l’on pense lorsqu’on parle de coup d’œil. L’expression, comme la chose, a naturellement plutôt sa place dans le domaine de la tactique ; elle ne saurait cependant être exclue de celui de la stratégie, car celle-ci oblige souvent à des décisions tout aussi rapides. Si l’on dépouille cette notion de l’élément trop figuré et trop limité que lui confère l’expression, elle traduit tout bonnement la rapidité avec laquelle on tombe sur une vérité qui reste invisible au regard d’un esprit ordinaire ou n’est discernée qu’après un long examen et de profondes réflexions.

La résolution est le courage appliqué à un cas particulier ; s’il devient un trait de caractère, il est une habitude de l’esprit. Il ne s’agit pas ici du courage face au danger physique, mais du courage devant les responsabilités, c’est-à-dire en quelque sorte devant le danger moral. C’est ce qu’on a souvent appelé le courage de l’esprit (*) parce qu’il provient de l’esprit, bien qu’il ne soit pas pour autant une démarche de l’esprit, mais du tempérament. L’intelligence pure et simple ne fait pas le courage, car les personnes les plus intelligentes sont souvent dépourvues de résolution. L’intelligence doit d’abord éveiller le sentiment du courage, maintenue et soutenue par lui, car au moment crucial l’homme obéit plutôt à ses sentiments qu’à ses pensées.