Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne

Ed. Calmann-Lévy, trad. Georges Fradier

Chapitre VI, La Vita Activa et l’âge moderne

L’aliénation

Certes rien ne pouvait être plus étranger au dessein des explorateurs, des capitaines au long cours des débuts des temps modernes que ce processus d’horizons qui se ferment ; ils partaient pour agrandir la Terre, non pour la rétrécir et en faire une boule, et en obéissant à l’appel des rives lointaines ils n’avaient pas l’intention d’abolir la distance. Seul le recul de l’Histoire nous montre ce qui est évident : rien ne reste immense de ce que l’on peut mesurer, chaque relevé, chaque arpentage rapproche des parties éloignées et instaure par conséquent la proximité là où régnait auparavant la distance. Ainsi les cartes des premiers marins de l’époque moderne devançaient-elles les inventions techniques qui ont rapetissé tout l’espace terrestre et nous l’ont mis à portée de la main. Antérieur au rétrécissement de l’espace et à l’abolition de la distance dus aux chemins de fer, aux bateaux à vapeur, aux avions, un rétrécissement bien plus considérable, bien plus effectif, s’est produit du fait que l’esprit humain est capable de mesurer et arpenter, et qu’en employant les nombres, les symboles, les modèles, il sait réduite les distances physiques terrestres à l’échelle du corps humain, de ses sens et de son entendement. Avant de savoir faire le tour de la Terre, de circonscrire en jours et en heures la sphère de l’habitat humain, nous avions mis le globe terrestre au salon pour le tâter et le faire pivoter sous nos yeux.