Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

D.A.F. de Sade (1740-1814) La Philosophie dans le Boudoir (suite - Cinquieme dialogue)

Eu : Mais si, comme vous le dites, la nature fait naître les hommes isolés, tous indépendants les uns des autres, au moins m’accorderez-vous que les besoins, en les rapprochant, ont dû nécessairement établir quelques liens entre eux ; de là, ceux du sang nés de leur alliance réciproque, ceux de l’amour, de l’amitié, de la reconnaissance ; vous respecterez au moins ceux-là, j’espère ?

D : Pas plus que les autres, en vérité ; mais analysons-les, je le veux : un coup d’œil rapide, Eugénie, sur chacun en particulier. Direz-vous, par exemple, que le besoin de me marier, ou pour voir prolonger ma race, ou pour arranger ma fortune, doit établir des liens indissolubles ou sacrés avec l’objet auquel je m’allie ? Ne serait-ce pas, je vous le demande, une absurdité que de soutenir cela ? Tant que dure l’acte du coît, je peux, sans doute, avoir besoin de cet objet pour y participer ; mais sitôt qu’il est satisfait, que reste-t-il, je vous prie, entre lui et moi ? Et quelle obligation réelle enchaînera à lui ou à moi les résultats de ce coît ? Ces derniers liens furent les fruits de la frayeur qu’eurent les parents d’être abandonnés dans leur vieillesse, et les soins intéressés qu’ils ont de nous dans notre enfance ne sont que pour mériter ensuite les mêmes attentions dans leur dernier âge. Cessons d’être la dupe de tout cela : nous ne devons rien à nos parents… pas la moindre chose, Eugénie, et, comme c’est bien moins pour nous que pour eux qu’ils ont travaillé, il nous est permis de les détester, et de nous en défaire même, si leur procédé nous irrite ; nous ne devons les aimer que s’ils agissent bien avec nous, et cette tendresse alors ne doit pas avoir un degré de plus que celle que nous aurions pour d’autres amis, parce que les droits de la naissance n’établissent rien, ne fondent rien, et qu’en les scrutant avec sagesse et réflexion, nous n’y trouverons sûrement que des raisons de haine pour ceux qui, ne songeant qu’à leurs plaisirs, ne nous ont donné souvent qu’une existence malheureuse ou malsaine.

 Vous me parlez des liens de l’amour, Eugénie ; puissiez-vous ne les jamais connaître ! Ah ! Qu’un tel sentiment, pour le bonheur que je vous souhaite, n’approche jamais de votre cœur ! Qu’est-ce que l’amour ? On ne peut le considérer, ce me semble, que comme l’effet résultatif des qualités d’un bel objet sur nous ; ces effets nous transportent ; ils nous enflamment ; si nous possédons cet objet, nous voilà contents ; s’il nous est impossible de l’avoir, nous nous désespérons. Mais quelle est la base de ce sentiment ?… le désir. Quelles sont les suites de ce sentiment ?… la folie. Tenons-nous-en donc au motif, et garantissons-nous des effets. Le motif est de posséder l’objet : eh bien ! Tâchons de réussir, mais avec sagesse ; jouissons-en dès que nous l’avons ; consolons-nous dans le cas contraire : mille autres objets semblables, et souvent bien meilleurs, nous consoleront de la perte de celui-là ; tous les hommes, toutes les femmes se ressemblent : il n’y a point d’amour qui résiste aux effets d’une réflexion saine.