Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Mattias Zschokke, Maurice à la poule

Ed. Zoe, trad. Patricia Zurcher

… On ne peut pas tout puiser dans le Robert, bien entendu. Pour parvenir aux strates plus profondes du savoir, ce sont des pelletées de dictionnaires qu’il faut plutôt. Des vieux, usés, de préférence. Certes, les nouveaux prélèvent le savoir demandé proprement et sans résidus, mais ce faisant, ils sectionnent de sang-froid toutes les petites racines secondaires et aériennes. C’est pourquoi souvent, le savoir ainsi prélevé meurt prématurément et traîne ensuite dans un coin, desséché.

[…]

Son amie lui avait dit : « Plutôt me percer un trou dans le genou que de regarder quelqu’un mourir. Toute notre vie, on nous raconte, dans des variantes de plus en plus fleuries, à quel point c’est une expérience unique et marquante d’assister à la mort d’un proche parent. Et puis le moment venu, on s’aperçoit que ça nous barbe. Oui, je mourrais d’ennui si je devais assister à la fin de mon père. Que veux-tu qu’il se passe ? À un moment donné, il expirera pour la dernière fois, fin de l’histoire. Et jusque-là, les heures se traînent avec une lenteur atroce. Il ne fera pas de révélation. La dernière chose qu’il dira, ce sera une quelconque ineptie superflue du genre “Il faudrait remonter la pendule” ou bien “Est-ce que le frigo est bien fermé ?” ou “On est le combien aujourd’hui ?” ou encore “Viens voir vers moi”. Je ne veux pas savoir quelle banalité ce sera. On a toute une vie pour réfléchir aux choses et à la fin, tout ce qu’on trouve à dire c’est “On est le combien aujourd’hui ?” ou “Est-ce que la porte d’entrée est verrouillée ?”. C’est déprimant. Que ceux qui le souhaitent s’en rappellent, personnellement, je trouve que c’est trop me demander. Ou alors, quand sa dernière seconde sera venue, il saisira ma main pour qu’ensuite je raconte, encore et encore, qu’à la seconde même de sa mort, mon père a saisi ma main. Désolée, mais je trouve ça minable. Qu’il meure en paix, je le lui souhaite de tout mon cœur. Qu’il sache me montrer comment on s’y prend pour mourir en paix, comme on dit, je ne l’en crois pas capable. Il n’a pas su me montrer comment on vit avec dignité, comment pourrait-il me montrer comment on meurt avec dignité. Il va quitter la vie de la même façon lourde et stupide qu’il l’aura traversée. Non pas que je le lui reproche, il ne savait pas faire autrement, mais je ne veux pas être là pour voir ça, parce que je ne ferais que sombrer dans la tristesse à la pensée que selon toute vraisemblance, je ne vaux pas mieux que lui. Car nous sommes comme nos parents, et eux sont comme leurs parents, c’est comme ça. Que l’on m’appelle le moment venu et qu’on m’épargne les détails. »

[…]

… Ce fut la seule fois où Maurice prit conscience de l’existence du corps de son père. Peu après, son père mourut d’une crise cardiaque, une mort rapide, claire et nette. Pour ce faire, il s’était mis au lit d’abord et s’était étendu bien droit sur le dos. C’était un homme qui aimait l’ordre, convaincu de la logique des choses. Quand il essayait de s’exprimer, il alignait les phrases univoques. Il misait sur la clarté. Et comme les phrases univoques sont souvent contradictoires, il édulcorait la première et arrangeait un peu la seconde, afin qu’elles s’ajustent l’une à l’autre, après quoi la troisième lui paraissait suspecte, raison pour laquelle il l’élaguait, elle aussi. À la fin, on se retrouvait régulièrement devant un enchevêtrement confus de phrases univoques mal taillées, un gargouillis embroussaillé auquel personne ne comprenait rien. Son père présentait ça comme s’il n’y avait rien de plus naturel, persuadé qu’il était de la limpidité de sa création. Si Maurice s’était planté devant lui et qu’il lui avait avoué qu’il ne parvenait pas à suivre son raisonnement, oui, qu’il n’arrivait même pas à distinguer et à remonter les fils de sa propre pensée, son père aurait été outré de cette faiblesse de son fils et il aurait dit : « Fais voir, t’inquiète pas, on va y arriver, il y a une logique dans toute chose. »

[…]

… Nous voudrions tomber amoureux, nous voudrions haïr, nous voudrions enfanter, mourir, accomplir telle chose en tant que conséquence de quelque chose d’autre, nous voudrions pouvoir réagir les uns aux autres, nous voudrions nous comprendre nous-mêmes ou tout au moins, faire comme si nous étions compréhensibles et transparents. C’est pourquoi certains se creusent la tête pour trouver comment il pourraient se donner une forme, une voie, un but. Dans leur détresse, ils inventent des histoires avec une queue et une tête, un début et une fin, des actions et des réactions, des causes et des effets, des cadavres, des policiers, des intrigues, de l’amour, de la passion, des destins et des morts. Ces histoires, ils les mettent par écrit et raccourcissent ainsi leur long ennui, c’est déjà ça.

Celui qui se rend des comptes au sujet de sa propre vie parvient à la conclusion qu’elle est toujours pareille, jour après jour, qu’elle ne consiste qu’à se traîner d’un pas las d’un bout à l’autre d’un train-train monotone jusqu’à la fin dénuée de toute surprise. C’est pourquoi certains lisent les histoires de brigands écrites par d’autres et se laissent inciter par elles à des rêveries. Soudain, ça les démange à l’intérieur. Ils voudraient mettre les voiles et franchir un peu leurs limites, eux aussi, risquer quelque chose de nouveau, tenter un cambriolage, expérimenter une drogue ou se permettre n’importe quel autre acte d’insubordination. Pourtant, ce ne serait même pas nécessaire. Quiconque y regarde d’un peu plus près ne manquera pas de constater que dans son environnement immédiat se produisent les tragédies et les comédies les plus inconcevables et qu’il n’y a pas besoin d’émigrer dans le royaume imaginaire des autres pour être stimulé.

Le concierge de l’immeuble de Maurice, par exemple, est alcoolique. Dernièrement, sa femme est morte d’une tumeur maligne au foie, ou disons plutôt qu’elle a crevé comme un chien. Le concierge avait vécu quarante ans avec elle. Elle avait apporté dans leur vie commune une fille illégitime tout juste née. Après la mort de sa mère, à quarante ans donc, la fille balance à son beau-père qu’elle préfère à l’avenir s’endormir dans les bras d’une femme, qu’elle exige de lui qu’il la qualifie désormais de lesbienne et que là-dessus elle quitte l’appartement de ses parents pour aller s’installer définitivement chez son amie richissime. Peu après, le concierge est victime d’une rupture de l’estomac. Il est hospitalisé d’urgence et opéré. Puis il rentre, marqué par la mort. Il peut à peine accomplir les travaux de nettoyage dans l’immeuble. Parfois, avec son teint cadavérique, il croise Maurice dans l’escalier, gémit que sa fille l’a laissé tomber, qu’elle est de l’autre bord maintenant, qu’il est seul, qu’elle n’a pas de cœur, qu’elle ne l’aide pas, qu’il ne peut pas retourner à la clinique, qu’il souffre, qu’il devrait être encore en traîtement, mais qu’il ne peut pas suivre une cure, étant donné qu’il possède un chat qui s’appelle Dorie et qu’il faut nourrir régulièrement, mais que sa fille le laisse se débrouiller. Maurice lui dit qu’il peut très bien nourrir son chat pendant ce temps (il ne parle pas sérieusement, bien sûr).

[…]

… D’un peu plus loin, il a vu la décadence de dynasties familiales entières, il a vu des faillites, des neveux duper leurs tantes à héritage mourantes, des frères et sœurs pousser au suicide un de leurs frères, un employé de caisse d’épargne qui avait commis une irrégularité dans la gestion des comptes, afin que l’honneur de la famille soit préservé, des mères éreintées qui entretiennent leur fils de bientôt soixante ans pour leur épargner les expériences avilissantes du travail alimentaire, Maurice voit comme des connaissances grossissent à force de soucis, comme des enfants devenus adultes laissent leurs parents croupir et s’étouffer dans leurs propres excréments, et il boit à cela, dans l’immeuble qu’il habite, il y a des séparations violentes et dramatiques, des enfants toxicomanes, des chiens qui mangent des crottes, jour après jous, il est dupé et trompé, il est pris de court par des décès à la suite de collisions de voitures ou de crises cardiaques, il assiste à des colique néphrétiques, il suit l’évolution d’une personne atteinte d’une maladie paralysante qui s’attaque à un organe après l’autre et conduit finalement à la mort par asphyxie, et en même temps, il est fermement convaincu qu’il ne se passe rien dans sa vie qui vaille la peine d’être mentionné. C’est pourquoi il aime lire des récits poignants de paralytiques, de cancéreux, de guerre, d’amour, de drogues, de haine, de vol, de meurtre, de suicide, il voudrait tomber amoureux, haïr, partir à la guerre, savourer la paix, il lève les yeux de son livre, tourne son regard vers son quotidien grisâtre qui ne le captive pas et boit encore une gorgée.

[…]

« Je viens de laver les vitres de mon bureau. Elles en avaient bien besoin. Je crains que la dernière fois que je les ai lavées remonte à plus d’un an. En nettoyant, j’ai remarqué que ça m’était plus pénible qu’autrefois. Pas seulement parce que ça me rebute de plus en plus, mais parce que mes bras faiblissent et qu’assez rapidement, je n’ai plus la force de frotter aussi énergiquement que ce que je pense devoir faire pour obtenir des vitres aussi étincelantes qu’elles devraient être dans mon esprit. Et ce faisant, perché sur le tabouret, je me suis demandé comment ce serait dans dix, dans vingt ou même dans trente ans, et je me suis aperçu qu’au fond, cela me paraît totalement inimaginable de devoir continuer à quatre-vingts ans, à grimper une fois par an sur le tabouret et à laver mes vitres, puis je me suis demandé comment diable je pouvais seulement imaginer qu’un jour ou l’autre, c’en était fini du lavage de vitres, il n’y avait aucun signe de cela nulle part, bien sûr que l’être humain devrait, s’il voulait regarder à travers des vitres propres, nettoyer celles-ci, qu’il ait dix ans ou quatre-vingts ans, et cette idée m’a fait quand même passablement réfléchir. Imagine qu’à quatre-vingts ans, nous sommes toujours perchés sur nos tabourets devenus bancals depuis bien longtemps, étalant de nos bras faibles la crasse sur nos vitres (chaque jour sur une vitre, parce que nos forces ne nous permettent pas davantage) – c’est quand même un peu pitoyable, non ? D’un autre côté, c’est sans doute vraiment ça la vie : jusqu’au dernier jour, nous devons sans cesse refaire les mêmes choses, nous lever, prendre le petit-déjeuner, faire la vaisselle, faire les courses, penser, nous énerver, nous réjouir (oui, sans cesse ça aussi, je l’espère), alors que tout nous paraît de plus en plus dur d’année en année… … »