Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Ignazio Silone, Fontamara

Ed. Grasset, trad. J.-P. Samson et M. Causse.

Fontamara et le Fucino

La seule personne qui, à Fontamara, du temps de ma prime jeunesse, chantât avec quelque insistance, était un cordonnier. Et ce cordonnier chantait une seule chanson, qui datait du commencement de la première guerre d’Afrique et qui débutait ainsi :

Ne te fie pas à la gent noire

O Baldissera

À entendre répéter cet avertissement tous les jours de l’année, du matin au soir, d’une voix de plus en plus lugubre au fur et à mesure que le cordonnier se faisait plus vieux, la jeunesse de Fontamara commença d’éprouver sérieusement la crainte que le général Baldissera, par témérité, par distraction, ou encore par légèreté, ne finît vraiment par se fier à la gent noire. C’est beaucoup plus tard seulement que nous apprîmes que ce péril datait de bien avant notre naissance.

Ma seconde remarque est celle-ci : dans quelle langue, me suis-je demandé, dois-je, à présent, conter cette histoire ?

Que personne n’aille imaginer que les Fontamarais parlent l’italien. La langue italienne est pour nous une langue qu’on apprend à l’école, tout comme on peut apprendre le latin, le français ou l’espéranto. La langue italienne, pour nous est une langue étrangère, une langue dont le lexique et la grammaire se sont élaborés sans aucun rapport avec nous, avec notre façon d’agir, avec notre façon de penser, avec notre façon de nous exprimer.

Bien entendu, avant moi, d’autres cafoni du Midi ont parlé et écrit en italien, de la même manière que, lorsque nous allions en ville, nous avons l’habitude de mettre des souliers, un col et une cravate. Mais il suffit d’un coup d’œil pour constater notre rustaude origine. La langue italienne, pour accueillir et rendre nos pensées, ne peut faire autrement que de les estropier, les corrompre, leur donner l’apparence d’une traduction. Mais, pour s’exprimer spontanément, l’homme ne doit pas traduire. S’il est vrai que pour bien s’exprimer dans une langue, il faille d’abord apprendre à penser dans cette langue, l’effort qu’il nous en coûte pour parler cet italien-là signifie évidemment que nous ne savons pas penser dans cet idiome (que cette culture italienne est restée pour nous une culture scolaire).

Mais étant donné que je n’ai pas d’autre moyen pour me faire comprendre (et me faire comprendre est pour moi, à présent, un besoin irrésistible), je vais m’efforcer de traduire de mon mieux, dans cette langue apprise, ce que je veux que tout le monde sache : la vérité sur les événements de Fontamara.

Toutefois, si la langue, je l’ai empruntée, la manière de raconter, à ce qu’il me paraît, est nôtre. C’est un art fontamarais. C’est l’art même que nous avons appris enfant sur le seuil de la maison, ou près de l’âtre pendant les longues veillées, ou à côté du métier à tisser, en écoutant, au rythme des pédales, les vieilles histoires.

Chapitre II

[…]

Mais au village il n’y avait point d’hommes ayant du temps à perdre. Au mois de juin, ils ont trop à faire aux champs. Il incombait donc aux femmes d’aller au chef-lieu. Mais les femmes – vous savez comme nous sommes – ont mis bien du temps avant de se décider, et le soleil était déjà haut que nous n’étions pas encore en route. Le village ne fut bientôt qu’une immense volière ; d’une ruelle à l’autre les femmes se criaient la nouvelle, et celles qui étaient déjà au courant de l’événement se le faisaient répéter une dizaine de fois par toutes celles qui passaient devant leur porte ; mais en attendant, aucune ne bougeait. Comme tous les matins à cette heure-là, j’étais dans la maison de la pauvre Elvira, la teinturière, qui avait perdu sa mère depuis peu et devait veiller sur son père, resté infirme après la catastrophe de la carrière. J’aidais Elvira à laver le vieillard, qui se lamentait et jurait en invoquant la mort, au grand désespoir de sa fille. Quand j’appris l’histoire des cantonniers, je ne voulus pas y croire. Bref, pas une de nous ne songea à se mettre en chemin. Pas une ne « pouvait » s’éloigner de chez elle. Les enfants, les poules, le cochon, la chèvre, la lessive, la préparation du soufre pour la vigne ou celle des sacs pour le battage constituaient autant d’empêchements. Comme toujours, aucune de nous ne « pouvait » s’éloigner de chez elle. Chacune devait d’abord penser à ses affaires. C’est alors que Marietta se mit en avant parce qu’elle, « elle savait comment on parle aux Autorités ». Marietta trouva pour l’accompagner une femme – mieux vaut taire son nom – dont le mari avait émigré en Amérique dix ans auparavant et qui était, elle aussi, enceinte ; il était difficile de croire que le mari avait pu obtenir un tel résultat de si loin.

— Allons-nous permettre, me dit la femme de Michele, surexcitée, que Fontamara soit représenté dans une question d’intérêt public, par deux gourgandines, toute révérence parler ?

— Magdalena, vas-y, me dit Elvira. Nous ne devons pas faire mauvaise figure.

Certes, on ne pouvait pas permettre une telle honte. En hâte nous allâmes trouver Lisabetta Limona et Maria Garcia ; nous réussîmes à les persuader de venir avec nous au chez-lieu. Maria Grazia entraîna la Ciamaruga, qui entraîna la fille de Cannarozzo, qui entraîna Filomena et la Quaterna.

Nous étions rassemblées devant l’église et déjà prêtes à partir, lorsque la femme de Pilate entra dans une colère noire sous prétexte que nous ne l’avions pas appelée.

— Vous voulez faire les choses en cachette ? Se mit-elle à crier. Vous ne pensez qu’à vos intérêts et oubliez ceux des autres. Vous croyez donc que la terre de mon mari n’a pas besoin d’eau ?

Il nous fallu attendre qu’elle s’habille. Mais au lieu de se dépêcher, elle alla appeler à la rescousse la Castagna, la Recchiuta, Giuditta Scarpone, la Formara, et elle les convainquit de venir avec nous au chef-lieu. La vieille Faustina, dont le mari était en prison depuis vingt ans, voulait venir aussi, mais nous nous y opposâmes.

Chapitre III

[…]

Ce qui arriva deux mois plus tard, tout le monde le sait. Les vieux nous avaient certes déjà raconté des faits semblables, mais comme chacun ne croit vraiment que ce qu’il voit, nous ne sommes pas près d’oublier cette date-là. Et il est certains événements qu’il vaut mieux raconter en peu de mots, sans trop s’y attarder. Donc, il plus pendant trois jours, mais sans excès ; la cime de la montagne, au-dessus de Fontamara, était enveloppée d’un gros nuage noir qui ne laissait rien présager de bon. Et à l’aube du troisième jour descendit de la montagne, dans un fracas de tremblement de terre, une énorme trombe d’eau qui avala le champ de Berardo avec l’avidité d’un affamé vidant une assiette de soupe, creusa la terre jusqu’à la roche et dispersa dans la vallée les jeunes pieds de maïs encore verts. En lieu et place du champ cultivé, il ne resta plus qu’une énorme fosse, une espèce de carrière, de cratère.

Ceux qui ne connaissent pas ces événements, ou les ont oubliés, sont maintenant facilement injustes envers Berardo et ils préfèrent expliquer son destin en rappelant la fin de son grand-père, le fameux brigand Viola, le dernier brigand de nos régions exécuté par les Piémontais. Il est pourtant certain que Berardo a lutté toute sa vie contre le destin et il semblait qu’aucun malheur ne pût l’abattre longtemps.

Mais peut-on vaincre le destin ? Le pire – et il s’agit d’un détail à ne pas oublier – c’est qu’en voyant la trombe d’eau descendre de la montagne, nous fûmes tous atterrés mais point surpris, et Berardo moins que les autres. Nous étions alors sur la place, devant l’église, et il se trouvait au milieu de nous. « Voilà, voilà, disait-il, naturellement, naturellement. » Il ne disait rien d’autre. Sa mère se tenait à côté de lui, cramponnée à son épaule, le visage aussi gris que celui d’une morte, tendue, grippée comme Marie au Calvaire ; et lui, il regardait la montagne en répétant : « Voilà, voilà, naturellement. »

Chapitre VI

[…]

Baldissera lui-même ne pouvait nous être d’aucune aide. Il était plus désemparé que quiconque par les faits étranges qui se succédaient depuis quelques temps. Le vieux monde cérémonieux auquel il avait continué de croire était mort et, à sa place, se déroulaient des faits insensés, incompréhensibles.

Les miliciens étaient venus à Fontamara et avaient outragé un certain nombre de femmes ; c’était une brutalité odieuse mais en elle-même fort compréhensible. Cependant, ils l’avaient fait au nom de la loi et en présence d’un commisssaire de police, et cela n’était plus compréhensible du tout.

Au Fucino, les redevances des petits fermiers avaient été augmentées et celles des gros diminuées, et c’était comme qui dirait naturel. Mais c’était le représentant des petits fermiers qui l’avait proposé, et cela n’était plus naturel du tout.

Les fascistes, comme on les appelait, avaient à plusieurs reprises bastonné, blessé et même tué plusieurs personnes auxquelles la justice ne pouvait rien reprocher, mais qui importunaient l’Entrepreneur, et cela pouvait passer pour naturel. Mais les meurtriers avaient été récompensés par les autorités, et cela était inexplicable.

Le peu de blé qui aurait dû revenir à Fontamara, après la récolte en cours, avait été accaparé par l’Entrepreneur dès le mois de mai, alors qu’il était encore vert, au prix de cent vingt lires le quintal. Il nous avait semblé que c’était une occasion à ne pas manquer, et nous nous étions même bien étonnés que l’Entrepreneur, si prévoyant d’habitude, ait osé acheter du blé au mois de mai, époque où personne ne peut deviner quel sera le prix du marché. Mais nous avions besoin d’argent et, sans chercher midi à quatorze heures, nous avions vendu notre blé encore vert, ainsi que l’avaient fait les paysans des villages voisins. Pendant la moisson, le mystère s’éclaircit : le Gouvernement fit une loi spéciale en faveur du blé national, dont le prix monta d’un seul coup de cent vingt à cent soixante-dix lires le quintal. Évidemment, l’Entrepreneur avait eu vent de la loi dès le mois de mai. Et sans se fatiguer le moins du monde, il gagna cinquante lires sur chaque quintal de notre blé, avant même que celui-ci n’ait été récolté.

C’est l’Entrepreneur qui empocha tous les bénéfices de notre labeur. Tout le profit du labourage, du sarclage, de la moisson, du battage, tout le profit d’une année de travail, de peine, de souffrance avait été empoché par un étranger qui n’avait jamais rien eu à voir avec la terre. Les cafoni labouraient, bêchaient, moissonnaient, battaient et, quand tout était fini, il arrivait un étranger qui recueillait le salaire de nos peines.

Qui pouvait protester ? On ne pouvait même pas protester. Tout était légal. Seule notre protestation eût été illégale.