Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Joseph Roth, La marche de Radetzky

Ed. du Seuil, trad. Blanche Gidon

Première partie, chap. III

…puis il verrouilla la porte, défit sa valise et en sortit le portefeuille contenant quelques lettres de Mme Slama, dans les enveloppes où il les avait reçues, avec leur adresse chiffrée : Poste restante, Mährisch Weisskirchen. Les feuillets bleus avaient la couleur du ciel, un léger parfum de réséda et les fins caractères noirs rappelaient un vol d’hirondelles. Lettres de Mme Slama, lettres d’une morte. Charles-Joseph y vit comme l’annonce précoce de la brusque fin de la jeune femme et leur trouva cette surnaturelle distinction qui émane uniquement d’êtres voués à la mort ; comme des saluts anticipés de l’au-delà. Il avait laissé la dernière sans réponse. L’examen de sortie, le discours, les adieux, la messe, sa nomination, son nouveau rang et ses nouveaux uniformes perdirent leur importance face à l’envol impondérable des sombres caractères sur leur fond bleu. Il avait encore, sur la peau, les traces des mains caressantes de la morte, dans ses propres mains brûlantes se cachait encore le souvenir de la fraîche poitrine et, les yeux fermés, il voyait encore la bienheureuse lassitude du visage rassasié d’amour, la bouche rouge, entrouverte sur la blancheur des dents, la courbe paresseuse du bras et, dans toutes les lignes du corps, le reflet des rêves comblés d’un sommeil heureux. Maintenant les vers lui rampaient sur la poitrine et les cuisses et la putréfaction lui dévorait le visage verdâtre. Plus les atroces visions de destruction s’accusaient sous les yeux du jeune homme, plus elles attisaient sa passion. Elle semblait croître jusqu’à envahir l’infini inconcevable de ces sphères où la morte avait disparu : « Je n’aurais probablement plus jamais été la voir, se disait le sous-lieutenant. Je l’aurais oubliée. Ses paroles étaient tendres, c’était une mère, elle m’a aimé. Elle est morte ! »

Il était évident qu’il avait contribué à sa mort. Elle gisait, cadavre bien-aimé, sur le seuil de sa vie.

Ce fut la première rencontre de Charles-Joseph avec la mort. Il ne se souvenait plus de sa mère. D’elle, il ne connaissait rien de plus qu’une tombe ornée d’un massif de fleurs et deux photographies. Maintenant, la mort fulgurait à ses yeux comme un éclair noir, frappait son inoffensif plaisir, réduisait sa jeunesse en cendres et le précipitait au bord des profondeurs mystérieuses qui séparent les vivants des morts. Une vie pleine d’affliction s’ouvrait donc à lui. Il se prépara à la supporter, résolu et blême, comme il convient à un homme. […]

Première partie, chap. IV

[…]

La tombe était encore fraîche, un tertre minuscule, une petite croix provisoire en bois et une couronne toute mouillée de violettes en verres, qui faisait penser à la boutique du pâtissier, à des bonbons : Catherine-Louise Slama, née le …, décédée le … Elle gisait là. Des vers annelés, gras et rebondis se repaissaient avec délectation de ses seins ronds et blancs. Le sous-lieutenant ferma les yeux et retira son képi. De son humidité câline, la pluie caressa ses cheveux séparés par une raie. Il ne prêta pas attention à cette tombe. Le corps qui se décomposait sous ce tertre n’avait rien de commun avec Mme Slama. Elle était morte. Morte cela voulait dire inaccessible, même quand on était sur sa tombe. Le corps enseveli dans son souvenir lui était plus proche que le cadavre gisant sous ce monticule. Charles-Joseph remit son képi et tira sa montre. Encore une demi-heure. Il quitta le cimetière.