Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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  D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e    Les belles lettres

Jean Reverzy, Place des angoisses

Ed. Gallimard, 1956

Chapitre Premier

Ridiculement seuls dans les déserts vacillants du petit matin, sur les trottoirs où pourrissait un reste de neige.

A peine debout, j'avais ressenti la molle étreinte, ce serrement des poignets, des épaules et des genoux : ma fatigne s'était éveillée avec moi. Et elle m'accompagnait dans le faubourg où le peuple endormi exhalait sa rancœur de l'aube exténuante.

Etrange associée à ma vie ! Le premier jour où sa main pesa sur mon épaule, je ne me doutai pas qu'elle m'accompagnerait si longtemps. Plus tard, comme une vieille douleur, je me suis pris à l'aimer. Récompense de tant de marches, de gestes et de paroles jetées à des êtres dont je n'ai pas retenu le nom, elle demeure comme le souvenir de leur passage et du mien. Et si je redoute encore la mort, malgré la certitude d'un néant mérité, c'est par crainte que rien ne subsiste du merveilleux fardeau accroché à mes épaules.

Comme deux moribonds appuyés l'un sur l'autre, nous nous sommes traînés au bout d'une rue caillouteuse où se dressait, au-dessus des masures et des palissades, une sorte de donjon aux murs crevassés, signalé de loin par un lampadaire inutile : c'est là que j'étais attendu. Dans la cour, l'air sentait le brouillard et la lessive. Au pied de l'escalier, j'ai cru succomber ; je me suis arrêté et, les yeux fermés, implorant le secours d'un dieu auquel je ne crois pas, j'ai cherché en moi une force nouvelle. Ce recueillement m'a sauvé ; l'étreinte s'est desserrée ; ma lassitude m'a abandonnée : j'ai marché droit devant moi ; elle ne m'a pas suivi. Alors, d'un seul élan j'ai gravi une volée de marches branlantes, de ce pas saccadé que m'enseigna le professeur Joberton de Belleville et qui est au rythme même de la vie d'un médecin : une marche rapide, une station près d'un lit, un départ, une autre course, une nouvelle halte devant un autre malade, et ainsi jusqu'au bout de la route. Je montais d'ailleurs vers un devoir facile ; on exigerait de moi peu de paroles, je ne connaîtrais ni l'hésitation ni le doute : sous les toits, dans une mansarde, j'allais recevoir la tranquille hospitalité d'un mort. Il suffirait de quelques mots écrits, d'un regard plus pensif que de coutume et d'un mouvement de la main levée puis retombant, comme pour dire : “Taisons-nous. Le bruit offense les morts. Ce geste même est inutile”.