Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe – II/2

Pagination : coll. Bouquins, Robert Laffont 1987.

II/2

[p.643] Je remontais dans ma chambre, mais je n’y étais pas seul. J’entendais quelqu’un jouer avec moelleux des morceaux de Schumann. Certes il arrive que les gens, même ceux que nous aimons le mieux, se saturent de la tristesse ou de l’agacement qui émane de nous. Il y a pourtant quelque chose qui est capable d’un pouvoir d’exaspérer où n’atteindra jamais une personne : c’est un piano.

Albertine m’avait fait prendre en note les dates où elle devait s’absenter et aller chez des amies pour quelques jours, et m’avait fait inscrire aussi leur adresse pour si j’avais besoin d’elle un de ces soirs-là, car aucune n’habitait bien loin. Cela fit que, pour la trouver, de jeune fille en jeune fille, se nouèrent tout naturellement autour d’elle des liens de fleurs. J’ose avouer que beaucoup de ses amies – je ne l’aimais pas encore – me donnèrent, sur une plage ou une autre, des instants de plaisir. Ces jeunes camarades bienveillantes ne me semblaient pas très nombreuses. Mais dernièrement j’y ai repensé, leurs noms me sont revenus. Je comptai que, dans cette seule saison, douze me donnèrent leurs frêles faveurs. Un nom me revint ensuite, ce qui fit treize. J’eus alors comme une cruauté enfantine de rester sur ce nombre. Hélas, je songeais que j’avais oublié la première, Albertine qui n’était plus et qui fit la quatorzième.

[…]

[p.669] Quand j’eus dit au revoir à Rosemonde et à Gisèle, elles virent avec étonnement Albertine arrêtée qui ne les suivait pas. « Eh bien, Albertine, qu’est-ce que tu fais, tu sais l’heure ? – Rentrez, leur répondit-t-elle avec autorité. J’ai à causer avec lui », ajouta-t-elle en me montrant d’un air soumis. Rosemonde et Gisèle me regardaient, pénétrées pour moi d’un respect nouveau. Je jouissais de sentir que, pour un moment du moins, aux yeux mêmes de Rosemonde et de Gisèle, j’étais pour Albertine quelque chose de plus important que l’heure de rentrer, que ses amies, et pouvais même avoir avec elle de graves secrets auxquels il était impossible qu’on les mêlât. « Est-ce que nous ne te verrons pas ce soir ? – Je ne sais pas, ça dépendra de celui-ci. En tout cas à demain. – Montons dans ma chambre », lui dis-je, quand ses amies se furent éloignées. Nous prîmes l’ascenseur ; elle garda le silence devant le lift. L’habitude d’être obligé de recourir à l’observation personnelle et à la déduction pour connaître les petites affaires des maîtres, ces gens étranges qui causent entre eux et ne leur parlent pas, développe chez les « employés » (comme le lift appelle les domestiques) un plus grand pouvoir de divination que chez les « patrons ». Les organes s’atrophient ou deviennent plus forts ou plus subtils selon que le besoin qu’on a d’eux croît ou diminue. Depuis qu’il existe des chemins de fer, la nécessité de ne pas manquer le train nous a appris à tenir compte des minutes, alors que chez les anciens Romains, dont l’astronomie n’était pas seulement plus sommaire mais aussi la vie moins pressée, la notion, non pas de minutes, mais même d’heures fixes, existait à peine. Aussi le lift avait-il compris et comptait-il raconter à ses camarades que nous étions préoccupés, Albertine et moi. Mais il nous parlait sans arrêter parce qu’il n’avait pas de tact. Cependant je voyais se peindre sur son visage, substitué à l’impression habituelle d’amitié et de joie de me faire monter dans son ascenseur, un air d’abattement et d’inquiétude extraordinaires. Comme j’en ignorais la cause, pour tâcher de l’en distraire, et quoique plus préoccupé d’Albertine, je lui dis que la dame qui venait de partir s’appelait la marquise de Cambremer et non de Camembert. À l’étage devant lequel nous posions alors, j’aperçus, portant un traversin, une femme de chambre affreuse qui me salua avec respect, espérant un pourboire au départ. J’aurais voulu savoir si c’était celle que j’avais tant désirée le soir de ma première arrivée à Balbec, mais je ne pus jamais arriver à une certitude. Le lift me jura, avec la sincérité de la plupart des faux témoins, mais sans quitter son air désespéré, que c’était bien sous le nom de Camembert que la marquise lui avait demandé de l’annoncer. Et, à vrai dire, il était bien naturel qu’il eût entendu un nom qu’il connaissait déjà. Puis, ayant sur la noblesse et la nature des noms avec lesquels se font les titres les notions fort vagues qui sont celles de beaucoup de gens qui ne sont pas liftiers, le nom de Camembert lui avait paru d’autant plus vraisemblable que, ce fromage étant universellement connu, il ne fallait point s’étonner qu’on eût tiré un marquisat d’une renommée aussi glorieuse, à moins que ce ne fût celle du marquisat qui eût donné sa célébrité au fromage.

[…]

[p.686] Malgré la difficulté qu’il y avait pour un client à aller dans des chambres de courrières, et réciproquement, je m’étais très vite lié d’une amitié très vive, quoique très pure, avec ces deux jeunes personnes, Mlle Marie Gineste et Mme Céleste Albaret. Nées au pied des hautes montagnes du centre de la France, au bord de ruisseaux et de torrents (l’eau passait même sous leur maison de famille où tournait un moulin et qui avait été dévastée plusieurs fois par l’inondation), elles semblaient en avoir gardé la nature. Marie Gineste était plus régulièrement rapide et saccadée, Céleste Albaret plus molle et languissante, étalée comme un lac, mais avec de terribles retours de bouillonnement où sa fureur rappelait le danger des crues et des tourbillons liquides qui entraînent tout, saccagent tout. Elles venaient souvent, le matin, me voir quand j’étais encore couché. Je n’ai jamais connu de personnes aussi volontairement ignorantes, qui n’avaient absolument rien appris à l’école, et dont le langage eût pourtant quelque chose de si littéraire que, sans le naturel presque sauvage de leur ton, on aurait cru leurs paroles affectées. Avec une familiarité que je ne retouche pas, malgré les éloges (qui ne sont pas ici pour me louer, mais pour louer le génie étrange de Céleste) et les critiques, également fausses, mais très sincères, que ces propos semblent comporter à mon égard, tandis que je trempais des croissants dans mon lait, Céleste me disait : « Oh ! petit diable noir aux cheveux de geai, Ô profonde malice ! je ne sais pas à quoi pensait votre mère quand elle vous a fait, car vous avez tout d’un oiseau. Regarde, Marie, est-ce qu’on ne dirait pas qu’il se lisse ses plumes, et tourne son cou avec une souplesse, il a l’air tout léger, on dirait qu’il est en train d’apprendre à voler. Ah ! vous avez de la chance que ceux qui vous ont créé vous aient fait naître dans le rang des riches ; qu’est-ce que vous seriez devenu, gaspilleur comme vous êtes. Voilà qu’il jette son croissant parce qu’il a touché le lit. Allons bon, voilà qu’il répand son lait, attendez que je vous mette une serviette car vous ne sauriez pas vous y prendre, je n’ai jamais vu quelqu’un de si bête et de si maladroit que vous. »

[…]

[p.704] Le surlendemain, le fameux mercredi… […] Et s’intéressant aux études de leurs fils, au concert les mères regardaient avec un certain respect Mme Verdurin, dans sa première loge, qui suivait la partition. Jusqu’ici cette mondanité latente des Verdurin ne se traduisait que par deux faits. D’une part, Mme Verdurin disait de la princesse de Caprarola : « Ah ! celle-là est intelligente, c’est une femme agréable. Ce que je ne peux pas supporter, ce sont les imbéciles, les gens qui m’ennuient, ça me rend folle. » Ce qui eût donné à penser à quelqu’un d’un peu fin que la princesse de Caprarola, femme du plus grand monde, avait fait une visite à Mme Verdurin. Elle avait même prononcé son nom au cours d’une visite de condoléances qu’elle avait faite à Mme Swann après la mort du mari de celle-ci, et lui avait demandé si elle les connaissait. « Comment dites-vous ? avait répondu Odette d’un air subitement triste. – Verdurin. – Ah ! alors je sais, avait-elle repris avec désolation, je ne les connais pas, ou plutôt je les connais sans les connaître, ce sont des gens que j’ai vus autrefois chez des amis, il y a longtemps, ils sont agréables. »

[…]

[p.714] À Saint-Pierre-des-Ifs monta une splendide jeune fille… […] À la troisième station elle descendit d’un saut. Le lendemain, je demandai à Albertine qui cela pouvait être. Albertine me dit, je crois très sincèrement, qu’elle ne savait pas. « Je voudrais tant la retrouver, m’écriai-je. – Tranquillisez-vous, on se retrouve toujours », répondit Albertine. Dans le cas particulier elle se trompait ; je n’ai jamais retrouvé ni identifié la belle fille à la cigarette. On verra du reste pourquoi, pendant longtemps, je dus cesser de la chercher. Mais je ne l’ai pas oubliée. Il m’arrive souvent en pensant à elle d’être pris d’une folle envie. Mais ces retours du désir nous forcent à réfléchir que, si on voulait retrouver ces jeunes filles-là avec le même plaisir, il faudrait revenir aussi à l’année, qui a été suivie depuis de dix autres pendant lesquelles la jeune fille s’est fanée. On peut quelquefois retrouver un être, mais non abolir le temps. Tout cela jusqu’au jour imprévu et triste comme une nuit d’hiver, où on ne cherche plus cette jeune fille-là, ni aucune autre, où trouver vous effraierait même. Car on ne se sent plus assez d’attraits pour plaire, ni de force pour aimer. Non pas, bien entendu, qu’on soit, au sens propre du mot, impuissant. Et quant à aimer, on aimerait plus que jamais. Mais on sent que c’est une trop grande entreprise pour le peu de forces qu’on garde. Le repos éternel a déjà mis des intervalles où l’on ne peut sortir, ni parler. Mettre un pied sur la marche qu’il faut, c’est une réussite comme de ne pas manquer le saut périlleux. Être vu dans cet état par une jeune fille qu’on aime, même si l’on a gardé son visage et tous ses cheveux blonds de jeune homme ! On ne peut plus assumer la fatigue de se mettre au pas de la jeunesse.

[…]

[p.757] … Et il eut un petit rire qui lui était spécial – un rire qui lui venait probablement de quelque grand-mère bavaroise ou lorraine, qui le tenait elle-même, tout identique, d’une aïeule, de sorte qu’il sonnait ainsi, inchangé, depuis pas mal de siècles, dans de vieilles petites cours de l’Europe, et qu’on goûtait sa qualité précieuse comme celle de certains instruments anciens devenus rarissimes. Il y a des moments où, pour peindre complètement quelqu’un, il faudrait que l’imitation phonétique se joignît à la description, et celle du personnage que faisait M. de Charlus risque d’être incomplète par le manque de ce petit rire si fin, si léger, comme certaines oeuvres de Bach ne sont jamais rendues exactement parce que les orchestres manquent de ces « petites trompettes » au son si particulier, pour lesquelles l’auteur a écrit telle ou telle partie.