Marcel Proust, La Prisonnière
Pagination : coll. Bouquins, Robert Laffont 1987.
[p.40] De toutes les robes ou robes de chambre que portait Mme de Guermantes, celles qui semblaient la plus répondre à une intention déterminée, être pourvues d’une signification spéciale, c’étaient ces robes que Fortuny a faites d’après d’antiques dessins de Venise. Est-ce leur caractère historique, est-ce plutôt le fait que chacune est unique qui lui donne un caractère si particulier que la pose de la femme qui les porte en vous attendant, en causant avec vous, prend une importance exceptionnelle, comme si ce costume avait été le fruit d’une longue délibération et comme si cette conversation se détachait de la vie courante comme une scène de roman. Dans ceux de Balzac, on voit des héroïnes revêtir à dessein telle ou telle toilette, le jour où elles doivent recevoir tel visiteur. Les toilettes d’aujourd’hui n’ont pas tant de caractère, exception faite pour les robes de Fortuny. Aucun vague ne peut subsister dans la description du romancier, puisque cette robe existe réellement, que les moindres dessins en sont aussi naturellement fixés que ceux d’une œuvre d’art. Avant de revêtir celle-ci ou celle-là, la femme a eu à faire un choix entre deux robes, non pas à peu près pareilles, mais profondément individuelles chacune, et qu’on pourrait nommer. Mais la robe ne m’empêchait pas de penser à la femme.
Mme de Guermantes même me sembla à cette époque plus agréable qu’au temps où je l’aimais encore. Attendant moins d’elle (que je n’allais plus voir pour elle-même), c’est presque avec le tranquille sans-gêne qu’on a, quand on est tout seul, les pieds sur les chenets, que je l’écoutais comme j’aurais lu un livre écrit en langage d’autrefois. J’avais assez de liberté d’esprit pour goûter dans ce qu’elle disait cette grâce française si pure qu’on ne trouve plus, ni dans le parler, ni dans les écrits du temps présent. J’écoutais sa conversation comme une chanson populaire délicieusement et purement française, je comprenais que je l’eusse entendue se moquer de Maeterlinck (qu’elle admirait d’ailleurs maintenant par faiblesse d’esprit de femme, sensible à ces modes littéraires dont les rayons viennent tardivement), comme je comprenais que Mérimée se moquât de Baudelaire, Stendhal de Balzac, Paul-Louis Courier de Victor Hugo, Meilhac de Mallarmé. Je comprenais bien que le moqueur avait une pensée bien restreinte auprès de celui dont il se moquait, mais aussi un vocabulaire plus pur. Celui de Mme de Guermantes, presque autant que celui de la mère de Saint-Loup, l’était à un point qui enchantait. Ce n’est pas dans les froids pastiches des écrivains d’aujourd’hui qui disent : au fait (pour en réalité), singulièrement (pour en particulier), étonné (pour frappé de stupeur), etc., etc., qu’on retrouve le vieux langage et la vraie prononciation des mots, mais, en causant avec une Mme de Guermantes ou une Françoise ; j’avais appris de la deuxième, dès l’âge de cinq ans, qu’on ne dit pas le Tarn, mais le Tar ; pas le Béarn, mais le Béar. Ce qui fit qu’à vingt ans, quand j’allai dans le monde, je n’eus pas à y apprendre qu’il ne fallait pas dire comme faisait Mme Bontemps : Madame de Béarn.
Je mentirais en disant que ce côté terrien et quasi-paysan qui restait en elle, la duchesse n’en avait pas conscience et ne mettait pas une certaine affectation à le montrer. Mais, de sa part, c’était moins fausse simplicité de grande dame qui joue la campagnarde et orgueil de duchesse qui fait la nique aux dames riches méprisantes des paysans qu’elles ne connaissent pas, que le goût quasi artistique d’une femme qui sait le charme de ce qu’elle possède et ne va pas le gâter d’un badigeon moderne. C’est de la même façon que tout le monde a connu à Dives un restaurateur normand, propriétaire de « Guillaume le Conquérant », qui s’était bien gardé – chose très rare – de donner à son hôtellerie le luxe moderne d’un hôtel et qui, lui-même millionnaire, gardait le parler, la blouse d’un paysan normand et vous laissait venir le voir faire lui-même dans la cuisine, comme à la campagne, un dîner qui n’en était pas moins infiniment meilleur, et encore plus cher que dans les plus grands palaces.
[p.69] J’ai passé de charmants soirs à causer, à jouer avec Albertine, mais jamais d’aussi doux que quand je la regardais dormir. Elle avait beau avoir, en bavardant, en jouant aux cartes, ce naturel qu’aucune actrice n’eût pu imiter, c’était un naturel au deuxième degré que m’offrait son sommeil. Sa chevelure descendue le long de son visage rose était posée à côté d’elle sur le lit et parfois une mèche isolée et droite donnait le même effet de perspective que ces arbres lunaires grêles et pâles qu’on aperçoit tout droits au fond des tableaux raphaëlesques d’Elstir. Si les lèvres d’Albertine étaient closes, en revanche, de la façon dont j’étais placé, ses paupières paraissaient si peu jointes que j’aurais presque pu me demander si elle dormait vraiment. Tout de même ces paupières abaissées mettaient dans son visage cette continuité parfaite que les yeux n’interrompent pas. Il y a des êtres dont la face prend une beauté et une majesté inaccoutumées pour peu qu’ils n’aient plus de regard.
Je mesurais des yeux Albertine étendue à mes pieds. Par instants, elle était parcourue d’une agitation légère et inexplicable comme les feuillages qu’une brise inattendue convulse pendant quelques instants. Elle touchait à sa chevelure, puis, ne l’ayant pas fait comme elle le voulait, elle y portait la main encore par des mouvements si suivis, si volontaires, que j’étais convaincu qu’elle allait s’éveiller. Nullement, elle redevenait calme dans le sommeil qu’elle n’avait pas quitté. Elle restait désormais immobile. Elle avait posé sa main sur sa poitrine en un abandon du bras si naïvement puéril que j’étais obligé, en la regardant, d’étouffer le sourire que par leur sérieux, leur innocence et leur grâce nous donnent les petits enfants.
Moi qui connaissais plusieurs Albertine en une seule, il me semblait en voir bien d’autres encore reposer auprès de moi. Ses sourcils arqués comme je ne les avais jamais vus entouraient les globes de ses paupières comme un doux nid d’alcyon. Des races, des atavismes, des vices reposaient sur son visage. Chaque fois qu’elle déplaçait sa tête, elle créait une femme nouvelle, souvent insoupçonnée de moi. Il me semblait posséder non pas une, mais d’innombrables jeunes filles. Sa respiration peu à peu plus profonde soulevait maintenant régulièrement sa poitrine et par-dessus elle, ses mains croisées, ses perles, déplacées d’une manière différente par le même mouvement, comme ces barques, ces chaînes d’amarre que fait osciller le mouvement du flot. Alors, sentant que son sommeil était dans son plein, que je ne me heurterais pas à des écueils de conscience recouverts maintenant par la pleine mer du sommeil profond, délibérément, je sautais sans bruit sur le lit, je me couchais au long d’elle, je prenais sa taille d’un de mes bras, je posais mes lèvres sur sa joue et sur son cœur, puis sur toutes les parties de son corps posais ma seule main restée libre et qui était soulevée aussi comme les perles, par la respiration d’Albertine ; moi-même, j’étais déplacé légèrement par son mouvement régulier : je m’étais embarqué sur le sommeil d’Albertine. Parfois, il me faisait goûter un plaisir moins pur. Je n’avais pour cela besoin de nul mouvement, je faisais pendre ma jambe contre la sienne, comme une rame qu’on laisse traîner et à laquelle on imprime de temps à autre une oscillation légère pareille au battement intermittent de l’aile qu’ont les oiseaux qui dorment en l’air. Je choisissais pour la regarder cette face de son visage qu’on ne voyait jamais et qui était si belle.
On comprend à la rigueur que les lettres que vous écrit quelqu’un soient à peu près semblables entre elles et dessinent une image assez différente de la personne qu’on connaît pour qu’elles constituent une deuxième personnalité. Mais combien il est plus étrange qu’une femme soit accolée, comme Rosita et Doodica, à une autre femme dont la beauté différente fait induire un autre caractère et que pour voir l’une il faille se placer de profil, pour l’autre de face. Le bruit de sa respiration devenant plus fort pouvait donner l’illusion de l’essoufflement du plaisir et, quand le mien était à son terme, je pouvais l’embrasser sans avoir interrompu son sommeil. Il me semblait à ces moments-là que je venais de la posséder plus complètement, comme une chose inconsciente et sans résistance de la muette nature. Je ne m’inquiétais pas des mots qu’elle laissait parfois échapper en dormant, leur signification m’échappait, et d’ailleurs, quelque personne inconnue qu’ils eussent désignée, c’était sur ma main, sur ma joue, que sa main parfois animée d’un léger frisson se crispait un instant. Je goûtais son sommeil d’un amour désintéressé, apaisant, comme je restais des heures à écouter le déferlement du flot.
[p.92} Quand Albertine revint dans ma chambre, elle avait une robe de satin noir qui contribuait à la rendre plus pâle, à faire d’elle la Parisienne blême, ardente, étiolée par le manque d’air, l’atmosphère des foules et peut-être l’habitude du vice, et dont les yeux semblaient plus inquiets parce que ne les égayait pas la rougeur des joues.
« Devinez, lui dis-je, à qui je viens de téléphoner ? À Andrée. » « À Andrée ? » s’écria Albertine sur un ton bruyant, étonné, ému, qu’une nouvelle aussi simple ne comportait pas. « J’espère qu’elle a pensé à vous dire que nous avions rencontré Mme Verdurin l’autre jour. » « Madame Verdurin ? je ne me rappelle pas », répondis-je en ayant l’air de penser à autre chose, à la fois pour sembler indifférent à cette rencontre et pour ne pas trahir Andrée qui m’avait dit où Albertine irait le lendemain.
Mais qui sait si elle-même, Andrée, ne me trahissait pas, et si demain elle ne raconterait pas à Albertine que je lui avais demandé de l’empêcher coûte que coûte d’aller chez les Verdurin, et si elle ne lui avait pas déjà révélé que je lui avais fait plusieurs fois des recommandations analogues. Elle m’avait affirmé ne les avoir jamais répétées, mais la valeur de cette affirmation était balancée dans mon esprit par l’impression que depuis quelque temps s’était retirée du visage d’Albertine la confiance qu’elle avait eue si longtemps en moi.
Ce qui est curieux, c’est que, quelques jours avant cette dispute avec Albertine, j’en avais déjà eu une avec elle, mais en présence d’Andrée. Or Andrée, en donnant de bons conseils à Albertine, avait toujours l’air de lui en insinuer de mauvais. « Voyons, ne parle pas comme cela, tais-toi », disait-elle, comme au comble du bonheur. Sa figure prenait la teinte sèche de framboise rose des intendantes dévotes qui font renvoyer un à un tous les domestiques. Pendant que j’adressais à Albertine des reproches que je n’aurais pas dû, elle avait l’air de sucer avec délices un sucre d’orge. Puis elle ne pouvait retenir un rire tendre. « Viens, Titine, avec moi. Tu sais que je suis ta petite sœurette chérie. » Je n’étais pas seulement exaspéré par ce déroulement doucereux, je me demandais si Andrée avait vraiment pour Albertine l’affection qu’elle prétendait. Albertine, qui connaissait Andrée plus à fond que je ne la connaissais, ayant toujours des haussements d’épaules quand je lui demandais si elle était bien sûre de l’affection d’Andrée, et m’ayant toujours répondu que personne ne l’aimait autant sur la terre, maintenant encore je suis persuadé que l’affection d’Andrée était vraie. Peut-être dans sa famille riche, mais provinciale, en trouverait-on l’équivalent dans quelques boutiques de la Place de l’Évêché, où certaines sucreries passent pour « ce qu’il y a de meilleur ». Mais je sais que pour ma part, bien qu’ayant toujours conclu au contraire, j’avais tellement l’impression qu’Andrée cherchait à faire donner sur les doigts à Albertine que mon amie me devenait aussitôt sympathique et que ma colère tombait.
La souffrance dans l’amour cesse par instants, mais pour reprendre d’une façon différente. Nous pleurons de voir celle que nous aimons ne plus avoir avec nous ces élans de sympathie, ces avances amoureuses du début, nous souffrons plus encore que les ayant perdus pour nous elle les retrouve pour d’autres ; puis, de cette souffrance-là, nous sommes distraits par un mal nouveau plus atroce, le soupçon qu’elle nous a menti sur sa soirée de la veille, où elle nous a trompé sans doute ; ce soupçon-là aussi se dissipe, la gentillesse que nous montre, notre amie nous apaise, mais alors un mot oublié nous revient à l’esprit ; on nous a dit qu’elle était ardente au plaisir, or nous ne l’avons connue que calme ; nous essayons de nous représenter ce que furent ces frénésies avec d’autres, nous sentons le peu que nous sommes pour elle, nous remarquons un air d’ennui, de nostalgie, de tristesse pendant que nous parlons, nous remarquons comme un ciel noir les robes négligées qu’elle met quand elle est avec nous, gardant pour les autres celles avec lesquelles au commencement elle nous flattait.
[p.98] Dans certaines familles menteuses, un frère venu voir son frère sans raison apparente et lui demandant dans une incidente, sur le pas de la porte, en s’en allant, un renseignement qu’il n’a même pas l’air d’écouter, signifie par cela même à son frère que ce renseignement était le but de sa visite, car le frère connaît bien ces airs détachés, ces mots dits comme entre parenthèses à la dernière seconde, les ayant souvent employés lui-même. Or, il y a aussi des familles pathologiques, des sensibilités apparentées, des tempéraments fraternels, initiés à cette tacite langue qui fait qu’en famille on se comprend sans parler. Aussi, qui donc peut plus qu’un nerveux être énervant ? Et puis, il y avait peut-être à ma conduite, dans ces cas-là, une cause plus générale, plus profonde. C’est que dans ces moments brefs, mais inévitables, où l’on déteste quelqu’un qu’on aime, ces moments qui durent parfois toute la vie avec les gens qu’on n’aime pas, – on ne veut pas paraître bon, pour ne pas être plaint, mais à la fois le plus méchant et le plus heureux possible pour que notre bonheur soit vraiment haïssable et ulcère l’âme de l’ennemi occasionnel ou durable. Devant combien de gens ne me suis-je pas mensongèrement calomnié, rien que pour que mes « succès » leur parussent immoraux et les fissent plus enrager ! Ce qu’il faudrait, c’est suivre la voie inverse, c’est montrer sans fierté qu’on a de bons sentiments, au lieu de s’en cacher si fort. Et ce serait facile si on savait ne jamais haïr, aimer toujours. Car, alors, on serait si heureux de ne dire que les choses qui peuvent rendre heureux les autres, les attendrir, vous en faire aimer.
Certes, j’avais quelques remords d’être aussi irritant à l’égard d’Albertine et je me disais : « Si je ne l’aimais pas, elle m’aurait plus de gratitude, car je ne serais pas méchant avec elle ; mais non, cela se compenserait, car je serais aussi moins gentil. » Et j’aurais pu, pour me justifier, lui dire que je l’aimais. Mais l’aveu de cet amour, outre qu’il n’eût rien appris à Albertine, l’eût peutêtre plus refroidie à mon égard que les duretés et les fourberies dont l’amour était justement la seule excuse. Être dur et fourbe envers ce qu’on aime est si naturel ! Si l’intérêt que nous témoignons aux autres ne nous empêche pas d’être doux avec eux et complaisants à ce qu’ils désirent, c’est que cet intérêt est mensonger. Autrui nous est indifférent et l’indifférence n’invite pas à la méchanceté.
[p.141] Notre voiture descendait vite les boulevards, les avenues dont les hôtels en rangée, rose congélation de soleil et de froid, me rappelaient mes visites chez Mme Swann doucement éclairée par les chrysanthèmes en attendant l’heure des lampes.
J’avais à peine le temps d’apercevoir, aussi séparé d’elles derrière la vitre de l’auto que je l’aurais été derrière la fenêtre de ma chambre, une jeune fruitière, une crémière, debout devant sa porte, illuminée par le beau temps comme une héroïne que mon désir suffisait à engager dans des péripéties délicieuses, au seuil d’un roman que je ne connaîtrais pas. Car je ne pouvais demander à Albertine de m’arrêter et déjà n’étaient plus visibles les jeunes femmes dont mes yeux avaient à peine distingué les traits et caressé la fraîcheur dans la blonde vapeur où elles étaient baignées. L’émotion dont je me sentais saisi en apercevant la fille d’un marchand de vins à sa caisse ou une blanchisseuse causant dans la rue était l’émotion qu’on a à reconnaître des Déesses. Depuis que l’Olympe n’existe plus, ses habitants vivent sur la terre. Et quand, faisant un tableau mythologique, les peintres ont fait poser pour Vénus ou Cérès des filles du peuple exerçant les plus vulgaires métiers, bien loin de commettre un sacrilège, ils n’ont fait que leur ajouter, que leur rendre la qualité, les attributs divers dont elles étaient dépouillées.
[p.169] … Bien que l’opération qu’avait subie Brichot lui eût rendu un tout petit peu de cette vue qu’il avait cru perdre pour jamais, je ne sais s’il avait aperçu le voyou attaché aux pas du baron. Il importait peu du reste, car, depuis la Raspelière, et malgré l’amitié que l’universitaire avait pour lui, la présence de M. de Charlus lui causait un certain malaise. Sans doute pour chaque homme la vie de tout autre prolonge dans l’obscurité des sentiers qu’on ne soupçonne pas. Le mensonge pourtant, si souvent trompeur, et dont toutes les conversations sont faites, cache moins parfaitement un sentiment d’inimitié, ou d’intérêt, ou une visite qu’on veut avoir l’air de ne pas avoir faite, ou une escapade avec une maîtresse d’un jour et qu’on veut cacher à sa femme, qu’une bonne réputation ne recouvre, – à ne pas les laisser deviner – , des mœurs mauvaises. Elles peuvent être ignorées toute la vie ; le hasard d’une rencontre sur une jetée, le soir, les révèle ; encore ce hasard est-il souvent mal compris et il faut qu’un tiers averti vous fournisse l’introuvable mot que chacun ignore. Mais sues, elles effrayent parce qu’on y sent affleurer la folie, bien plus que par l’immoralité. Mme de Surgis n’avait pas un sentiment moral le moins du monde développé, et elle eût admis de ses fils n’importe quoi qu’eût avili et expliqué l’intérêt, qui est compréhensible à tous les hommes ! Mais elle leur défendit de continuer à fréquenter M. de Charlus quand elle apprit que, par une sorte d’horlogerie à répétition, il était comme fatalement amené, à chaque visite, à leur pincer le menton et à leur faire pincer l’un à l’autre. Elle éprouva ce sentiment inquiet du mystère physique qui fait se demander si le voisin avec qui on avait de bons rapports n’est pas atteint d’anthropophagie, et aux questions répétées du baron : « Est-ce que je ne verrai pas bientôt les jeunes gens ? » elle répondit, sachant les foudres qu’elle accumulait sur elle, qu’ils étaient très pris par leurs cours, les préparatifs d’un voyage, etc. L’irresponsabilité aggrave les fautes et même les crimes, quoiqu’on en dise. Landru (à supposer qu’il ait réellement tué ses femmes) s’il l’a fait par intérêt, à quoi l’on peut résister, peut-être grâcié, mais non si ce fut par un sadisme irrésistible.
[p.210] … Des ailes, un autre appareil respiratoire, et qui nous permissent de traverser l’immensité, ne nous serviraient à rien, car, si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil ; avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. L’andante venait de finir sur une phrase remplie d’une tendresse à laquelle je m’étais donné tout entier ; alors il y eut, avant le mouvement suivant, un instant de repos où les exécutants posèrent leurs instruments et les auditeurs échangèrent quelques impressions. Un Duc pour montrer qu’il s’y connaissait déclara : « C’est très difficile à bien jouer. » Des personnes plus agréables causèrent un moment avec moi. Mais qu’étaient leurs paroles, qui, comme toute parole humaine extérieure, me laissaient si indifférent, à côté de la céleste phrase musicale avec laquelle je venais de m’entretenir ? J’étais vraiment comme un ange qui, déchu des ivresses du Paradis, tombe dans la plus insignifiante réalité. Et de même que certains êtres sont les derniers témoins d’une forme de vie que la nature a abandonnée, je me demandais si la musique n’était pas l’exemple unique de ce qu’aurait pu être – s’il n’y avait pas eu l’invention du langage, la formation des mots, l’analyse des idées – la communication des âmes. Elle est comme une possibilité qui n’a pas eu de suites ; l’humanité s’est engagée en d’autres voies, celle du langage parlé et écrit. Mais ce retour à l’inanalysé était si enivrant, qu’au sortir de ce paradis, le contact des êtres plus ou moins intelligents me semblait d’une insignifiance extraordinaire.
[p.272] [Mais] Pendant qu’elle me parlait se poursuivait en moi, dans le sommeil fort vivant et créateur de l’inconscient (sommeil où achèvent de se graver les choses qui nous effleurèrent seulement, où les mains endormies se saisissent de la clef qui ouvre, vainement cherchée jusque-là), la recherche de ce qu’elle avait voulu dire par la phrase interrompue dont j’aurais voulu savoir quelle eût été la fin. Et tout d’un coup deux mots atroces, auxquels je n’avais nullement songé, tombèrent sur moi : « le pot ». Je ne peux pas dire qu’ils vinrent d’un seul coup, comme quand, dans une longue soumission passive à un souvenir incomplet, tout en tâchant doucement, prudemment, de l’étendre, on reste plié, collé à lui. Non, contrairement à ma manière habituelle de me souvenir, il y eut je crois deux voies parallèles de recherche ; l’une tenait compte non pas seulement de la phrase d’Albertine, mais de son regard excédé quand je lui avais proposé un don d’argent pour donner un beau dîner, un regard qui semblait dire : « Merci, dépenser de l’argent pour des choses qui m’embêtent, quand sans argent je pourrais en faire qui m’amusent ! » Et c’est peut-être le souvenir de ce regard qu’elle avait eu, qui me fit changer de méthode pour trouver la fin de ce qu’elle avait voulu dire. Jusque-là je m’étais hypnotisé sur le dernier mot : « casser », elle avait voulu dire casser quoi ? Casser du bois ? Non. Du sucre ? Non. Casser, casser, casser. Et tout à coup le regard qu’elle avait eu au moment de ma proposition qu’elle donnât un dîner, me fit rétrograder dans les mots de sa phrase. Et aussitôt je vis qu’elle n’avait pas dit « casser », mais « me faire casser ». Horreur ! c’était cela qu’elle aurait préféré. Double horreur ! car même la dernière des grues, et qui consent à cela, ou le désire, n’emploie pas avec l’homme qui s’y prête cette affreuse expression. Elle se sentirait par trop avilie. Avec une femme seulement, si elle les aime, elle dit cela pour s’excuser de se donner tout à l’heure à un homme. Albertine n’avait pas menti quand elle m’avait dit qu’elle rêvait à moitié. Distraite, impulsive, ne songeant pas qu’elle était avec moi, elle avait eu le haussement d’épaules, elle avait commencé de parler comme elle eût fait avec une de ces femmes, avec peut-être une de mes jeunes filles en fleurs. Et brusquement rappelée à la réalité, rouge de honte, renfonçant ce qu’elle allait dire dans sa bouche, désespérée, elle n’avait plus voulu prononcer un seul mot.
[p.289] Car il était bien probable qu’à mon insu l’exemple de M. de Charlus m’avait guidé dans cette scène mensongère que je lui avais si souvent vu jouer avec tant d’autorité ; et d’autre part, était-elle chez lui, autre chose qu’une inconsciente importation dans le domaine de la vie privée, de la tendance profonde de sa race allemande, provocatrice par ruse et, par orgueil, guerrière s’il le faut. Diverses personnes, parmi lesquelles le prince de Monaco, ayant suggéré au Gouvernement français l’idée, que, s’il ne se séparait pas de M. Delcassé, l’Allemagne menaçante ferait effectivement la guerre, le Ministre des Affaires étrangères avait été prié de démissionner. Donc le Gouvernement français avait admis l’hypothèse d’une intention de nous faire la guerre si nous ne cédions pas. Mais d’autres personnes pensaient qu’il ne s’était agi que d’un simple « bluff » et que si la France avait tenu bon l’Allemagne n’eût pas tiré l’épée. Sans doute le scénario était non seulement différent, mais presque inverse, puisque la menace de rompre avec moi n’avait jamais été proférée par Albertine ; mais un ensemble d’impressions avait amené chez moi la croyance qu’elle y pensait, comme le Gouvernement français avait eu cette croyance pour l’Allemagne. D’autre part, si l’Allemagne désirait la paix, avoir provoqué chez le gouvernement français l’idée qu’elle voulait la guerre était une contestable et dangereuse habileté. Certes, ma conduite avait été assez adroite, si c’était la pensée que je ne me déciderais jamais à rompre avec elle qui provoquait chez Albertine de brusques désirs d’indépendance. Et n’était-il pas difficile de croire qu’elle n’en avait pas, de se refuser à voir toute une vie secrète en elle, dirigée vers la satisfaction de son vice, rien qu’à la colère avec laquelle elle avait appris que j’étais allé chez les Verdurin, s’écriant : « J’en étais sûre », et achevant de tout dévoiler en disant : « Ils devaient avoir Mlle Vinteuil chez eux. » Tout cela corroboré par la rencontre d’Albertine et de Mme Verdurin que m’avait révélée Andrée. Mais peut-être pourtant ces brusques désirs d’indépendance, me disais-je, quand j’essayais d’aller contre mon instinct, étaient causés – à supposer qu’ils existassent – ou finiraient par l’être, par l’idée contraire, à savoir que je n’avais jamais eu l’intention de l’épouser, que c’était quand je faisais, comme involontairement, allusion à notre séparation prochaine que je disais la vérité, que je la quitterais de toute façon un jour ou l’autre, croyance que ma scène de ce soir n’aurait pu alors que fortifier et qui pouvait finir par engendrer chez elle cette résolution : « Si cela doit fatalement arriver un jour ou l’autre, autant en finir tout de suite. » Les préparatifs de guerre que le plus faux des adages préconise pour faire triompher la volonté de paix, créent au contraire d’abord la croyance chez chacun des deux adversaires que l’autre veut la rupture, croyance qui amène la rupture, et, quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacun des deux que c’est l’autre qui l’a voulue.
[p.305} … Mais ma chambre ne contenait-elle pas une œuvre d’art plus précieuse que toutes celles-là ? C’était Albertine elle-même. Je la regardais. C’était étrange pour moi de penser que c’était elle, elle que j’avais cru si longtemps impossible même à connaître, qui aujourd’hui, bête sauvage domestiquée, rosier à qui j’avais fourni le tuteur, le cadre, l’espalier de sa vie, était ainsi assise, chaque jour, chez elle, près de moi, devant le pianola, adossée à ma bibliothèque. Ses épaules que j’avais vues baissées et sournoises quand elle rapportait les clubs de golf, s’appuyaient à mes livres. Ses belles jambes, que le premier jour j’avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son adolescence les pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola où Albertine devenue d’une élégance qui me la faisait sentir plus à moi, parce que c’était de moi qu’elle lui venait, posait ses souliers en toile d’or. Ses doigts, jadis familiers du guidon, se posaient maintenant sur les touches comme ceux d’une Sainte Cécile. Son cou dont le tour, vu de mon lit, était plein et fort, à cette distance et sous la lumière de la lampe paraissait plus rose, moins rose pourtant que son visage incliné de profil, auquel mes regards, venant des profondeurs de moi-même, chargés de souvenirs et brûlants de désir, ajoutaient un tel brillant, une telle intensité de vie que son relief semblait s’enlever et tourner avec la même puissance presque magique que le jour, à l’hôtel de Balbec, où ma vue était brouillée par mon trop grand désir de l’embrasser ; j’en prolongeais chaque surface au-delà de ce que j’en pouvais voir et sous ce qui me le cachait et ne me faisait que mieux sentir – paupières qui fermaient à demi les yeux, chevelure qui cachait le haut des joues – le relief de ces plans superposés. Ses yeux luisaient comme, dans un minerai où l’opale est encore engainée, les deux plaques seules encore polies, qui, devenues plus brillantes que du métal, font apparaître, au milieu de la matière aveugle qui les surplombe, comme les ailes de soie mauve d’un papillon qu’on aurait mis sous verre. Ses cheveux noirs et crespelés, montrant des ensembles différents selon qu’elle se tournait vers moi pour me demander ce qu’elle devait jouer, tantôt une aile magnifique, aiguë à sa pointe, large à sa base, noire, empennée et triangulaire, tantôt tressant le relief de leurs boucles en une chaîne puissante et variée, pleine de crêtes, de lignes de partage, de précipices, avec leur fouetté si riche et si multiple, semblaient dépasser la variété que réalise habituellement la nature, et répondre plutôt au désir d’un sculpteur qui accumule les difficultés pour faire valoir la souplesse, la fougue, le fondu, la vie de son exécution, et faisaient ressortir davantage, en les interrompant pour les recouvrir, la courbe animée et comme la rotation du visage lisse et rose, du mat verni d’un bois peint.