Marcel Proust, Le côté de Guermantes
I
Pour en revenir à Françoise, je n’ai jamais dans ma vie éprouvé une humiliation sans avoir trouvé d’avance sur le visage de Françoise des condoléances toutes prêtes ; et si, lorsque dans ma colère d’être plaint par elle, je tentais de prétendre avoir au contraire remporté un succès, mes mensonges venaient inutilement se briser à son incrédulité respectueuse, mais visible, et à la conscience qu’elle avait de son infaillibilité. Car elle savait la vérité ; elle la taisait et faisait seulement un petit mouvement des lèvres comme si elle avait encore la bouche pleine et finissait un bon morceau. Elle la taisait, du moins je l’ai cru longtemps, car à cette époque là je me figurais encore que c’était au moyen de paroles qu’on apprend aux autres la vérité. Même les paroles qu’on me disait déposaient si bien leur signification inaltérable dans mon esprit sensible, que je ne croyais pas plus possible que quelqu’un qui m’avait dit m’aimer ne m’aimàt pas, que Françoise elle-même n’aurait pu douter, quand elle l’avait lu dans un journal, qu’un prêtre ou un monsieur quelconque fût capable, contre une demande adressée par la poste, de nous envoyer gratuitement un remède infaillible contre toutes les maladies ou un moyen de centupler nos revenus. (En revanche, si notre médecin lui donnait la pommade la plus simple contre le rhume de cerveau, elle si dure aux plus rudes souffrances gémissait de ce qu’elle avait dû renifler, assurant que cela lui « plumait le nez », et qu’on ne savait plus où vivre.) Mais la première, Françoise me donna l’exemple (que je ne devais comprendre que plus tard quand il me fut donné de nouveau et plus douloureusement, comme on le verra dans les derniers volumes de cet ouvrage, par une personne qui m’était plus chère) que la vérité n’a pas besoin d’être dite pour être manifestée, et qu’on peut peut-être la recueillir plus sûrement sans attendre les paroles et sans tenir même aucun compte d’elles, dans mille signes extérieurs, même dans certains phénomènes invisibles, analogues dans le monde des caractères à ce que sont, dans la nature physique, les changements atmosphériques. J’aurais peut-être pu m’en douter, puisque à moi-même, alors, il m’arrivait souvent de dire des choses où il n’y avait nulle vérité, tandis que je la manifestais par tant de confidences involontaires de mon corps et de mes actes (lesquelles étaient fort bien interprétées par Françoise) ; j’aurais peutêtre pu m’en douter, mais pour cela il aurait fallu que j’eusse su que j’étais alors quelquefois menteur et fourbe. Or le mensonge et la fourberie étaient chez moi, comme chez tout le monde, commandés d’une façon si immédiate et contingente, et pour sa défensive, par un intérêt particulier, que mon esprit, fixé sur un bel idéal, laissait mon caractère accomplir dans l’ombre ces besognes urgentes et chétives et ne se détournait pas pour les apercevoir.
[…]
Il souffrait d’avance, sans en oublier une, toutes les douleurs d’une rupture qu’à d’autres moments il croyait pouvoir éviter, comme les gens qui règlent toutes leurs affaires en vue d’une expatriation qui ne s’effectuera pas, et dont la pensée, qui ne sait plus où elle devra se situer le lendemain, s’agite momentanément, détachée d’eux, pareille à ce cœlig;ur qu’on arrache à un malade et qui continue à battre, séparé du reste du corps. […] Une fois, chez moi, vaincu par la fatigue, il s’assoupit un peu. Mais tout d’un coup, il commença à parler, il voulait courir, empêcher quelque chose, il disait : « Je l’entends, vous ne… vous ne… » Il s’éveilla. Il me dit qu’il venait de rêver qu’il était à la campagne chez le maréchal des logis chef. Celui-ci avait tàché de l’écarter d’une certaine partie de la maison. Saint-Loup avait deviné que le maréchal des logis avait chez lui un lieutenant très riche et très vicieux qu’il savait désirer beaucoup son amie. Et tout à coup dans son rêve il avait distinctement entendu les cris intermittents et réguliers qu’avait l’habitude de pousser sa maîtresse aux instants de volupté. Il avait voulu forcer le maréchal des logis de le mener à la chambre. Et celui-ci le maintenait pour l’empêcher d’y aller, tout en ayant un certain air froissé de tant d’indiscrétion, que Robert disait qu’il ne pourrait jamais oublier.
[…]
Un matin, Saint-Loup m’avoua, qu’il avait écrit à ma grand-mère pour lui donner de mes nouvelles et lui suggérer l’idée, puisque un service téléphonique fonctionnait entre Doncières et Paris, de causer avec moi. Bref, le même jour, elle devait me faire appeler à l’appareil et il me conseilla d’être vers quatre heures moins un quart à la poste. Le téléphone n’était pas encore à cette époque d’un usage aussi courant qu’aujourd’hui. Et pourtant l’habitude met si peu de temps à dépouiller de leur mystère les forces sacrées avec lesquelles nous sommes en contact que, n’ayant pas eu ma communication immédiatement, la seule pensée que j’eus ce fut que c’était bien long, bien incommode, et presque l’intention d’adresser une plainte. Comme nous tous maintenant, je ne trouvais pas assez rapide à mon gré, dans ses brusques changements, l’admirable féerie à laquelle quelques instants suffisent pour qu’apparaisse près de nous, invisible mais présent, l’être à qui nous voulions parler, et qui restant à sa table, dans la ville qu’il habite (pour ma grand-mère c’était Paris), sous un ciel différent du nôtre, par un temps qui n’est pas forcément le même, au milieu de circonstances et de préoccupations que nous ignorons et que cet être va nous dire, se trouve tout à coup transporté à des centaines de lieues (lui et toute l’ambiance où il reste plongé) près de notre oreille, au moment où notre caprice l’a ordonné. Et nous sommes comme le personnage du conte à qui une magicienne, sur le souhait qu’il en exprime, fait apparaître dans une clarté surnaturelle sa grand-mère ou sa fiancée, en train de feuilleter un livre, de verser des larmes, de cueillir des fleurs, tout près du spectateur et pourtant très loin, à l’endroit même où elle se trouve réellement. Nous n’avons, pour que ce miracle s’accomplisse, qu’à approcher nos lèvres de la planchette magique et à appeler — quelquefois un peu trop longtemps, je le veux bien — les Vierges Vigilantes dont nous entendons chaque jour la voix sans jamais connaître le visage, et qui sont nos Anges gardiens dans les ténèbres vertigineuses dont elles surveillent jalousement les portes ; les Toutes-Puissantes par qui les absents surgissent à notre côté, sans qu’il soit permis de les apercevoir : les Danaïdes de l’invisible qui sans cesse vident, remplissent, se transmettent les urnes des sons ; les ironiques Furies qui, au moment que nous murmurions une confidence à une amie, avec l’espoir que personne ne nous entendait, nous crient cruellement : « J’écoute » ; les servantes toujours irritées du Mystère, les ombrageuses prêtresses de l’Invisible, les Demoiselles du téléphone !
[…]
Mon père fit une autre rencontre mais qui, celle-là, lui causa un étonnement, puis une indignation extrêmes. […] Mon père, ami de M. Méline1, était convaincu de la culpabilité de Dreyfus. Il avait envoyé promener avec mauvaise humeur des collègues qui lui avaient demandé de signer une liste révisionniste. Il ne me reparla pas de huit jours quand il apprit que j’avais suivi une ligne de conduite différente. Ses opinions étaient connues. On n’était pas loin de le traiter de nationaliste. Quant à ma grand-mère que seule de la famille paraissait devoir enflammer un doute généreux, chaque fois qu’on lui parlait de l’innocence possible de Dreyfus, elle avait un hochement de tête dont nous ne comprenions pas alors le sens, et qui était semblable à celui d’une personne qu’on vient déranger dans des pensées plus sérieuses. Ma mère, partagée entre son amour pour mon père et l’espoir que je fusse intelligent, gardait une indécision qu’elle traduisait par le silence. Enfin mon grandpère, adorant l’armée (bien que ses obligations de garde national eussent été le cauchemar de son àge mûr), ne voyait jamais à Combray un régiment défiler devant la grille sans se découvrir quand passaient le colonel et le drapeau. Tout cela était assez pour que Mme Sazerat, qui connaissait à fond la vie de désintéressement et d’honneur de mon père et de mon grand-père, les considéràt comme des suppôts de l’Injustice. On pardonne les crimes individuels, mais non la participation à un crime collectif. Dès qu’elle le sut antidreyfusard, elle mit entre elle et lui des continents et des siècles. Ce qui explique qu’à une pareille distance dans le temps et dans l’espace, son salut ait paru imperceptible à mon père et qu’elle n’eût pas songé à une poignée de main et à des paroles lesquelles n’eussent pu franchir les mondes qui les séparaient.
[…]
M. de Guermantes prononça ces mots : « quand on s’appelle le marquis de Saint-Loup » avec emphase. […] Mais une autre loi du langage est que de temps en temps, comme font leur apparition et s’éloignent certaines maladies dont on n’entend plus parler ensuite, il naît on ne sait trop comment, soit spontanément, soit par un hasard comparable à celui qui fit germer en France une mauvaise herbe d’Amérique dont la graine prise après la peluche d’une couverture de voyage était tombée sur un talus de chemin de fer, des modes d’expressions qu’on entend dans la même décade dites par des gens qui ne se sont pas concertés pour cela. Or, de même qu’une certaine année j’entendis Bloch dire en parlant de lui-même : « Comme les gens les plus charmants, les plus brillants, les mieux posés, les plus difficiles, se sont aperçus qu’il n’y avait qu’un seul être qu’ils trouvaient intelligent, agréable, dont ils ne pouvaient se passer, c’était Bloch » et la même phrase dans la bouche de bien d’autres jeunes gens qui ne la connaissaient pas et qui remplaçaient seulement Bloch par leur propre nom, de même je devais entendre souvent le « quand on s’appelle ».
— Que voulez-vous, continua le duc, avec l’esprit qui règne là, c’est assez compréhensible.
— C’est surtout comique, répondit la duchesse, étant donné les idées de sa mère qui nous rase avec la Patrie française du matin au soir.
— Oui, mais il n’y a pas que sa mère, il ne faut pas nous raconter de craques. Il y a une donzelle, une cascadeuse de la pire espèce, qui a plus d’influence sur lui et qui est précisément compatriote du sieur Dreyfus. Elle a passé à Robert son état d’esprit.
— Vous ne saviez peut-être pas, monsieur le duc, qu’il y a un mot nouveau pour exprimer un tel genre d’esprit, dit l’archiviste qui était secrétaire des comités antirévisionnistes. On dit « mentalité ». Cela signifie exactement la même chose, mais au moins personne ne sait ce qu’on veut dire. C’est le fin du fin et, comme on dit, le « dernier cri ».
[…]
— Revenons à vous, me dit M. de Charlus, et à mes projets sur vous. Il existe entre certains hommes, Monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre souverains de l’Europe. Or l’entourage de l’un d’eux veut le guérir de sa chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre. Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l’histoire de cet homme qui croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C’était une folie. On l’en guérit. Mais dès qu’il ne fut plus fou il devint bête. Il y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu’ils nous protègent seuls contre de plus graves. …
[…]
Enfin, après une grande demi-heure, ma grand-mère sortit, et songeant qu’elle ne chercherait pas à effacer par un pourboire l’indiscrétion qu’elle avait montrée en restant un temps pareil, je battis en retraite pour ne pas avoir une part du dédain que lui témoignerait sans doute la « marquise », et je m’engageai dans une allée, mais lentement, pour que ma grand-mère pût facilement me rejoindre et continuer avec moi. C’est ce qui arriva bientôt. Je pensais que ma grandmère allait me dire : « Je t’ai fait bien attendre, j’espère que tu ne manqueras tout de même pas tes amis », mais elle ne prononça pas une seule parole, si bien qu’un peu déçu, je ne voulus pas lui parler le premier ; enfin levant les yeux vers elle, je vis que, tout en marchant auprès de moi, elle tenait la tête tournée de l’autre côté. Je craignais qu’elle n’eût encore mal au cœur. Je la regardai mieux et fus frappé de sa démarche saccadée. Son chapeau était de travers, son manteau sale, elle avait l’aspect désordonné et mécontent, la figure rouge et préoccupée d’une personne qui vient d’être bousculée par une voiture ou qu’on a retirée d’un fossé.
— J’ai eu peur que tu n’aies eu une nausée, grand-mère ; te sens-tu mieux ? lui dis-je.
Sans doute pensa-t-elle qu’il lui était impossible, sans m’inquiéter, de ne pas me répondre.
— J’ai entendu toute la conversation entre la « marquise » et le garde, me dit-elle. C’était on ne peut plus Guermantes et petit noyau Verdurin. Dieu ! qu’en termes galants ces choses-là étaient mises. Et elle ajouta encore, avec application, ceci de sa marquise à elle, Mme de Sévigné : « En les écoutant je pensais qu’ils me préparaient les délices d’un adieu. »
Voilà le propos qu’elle me tint et où elle avait mis toute sa finesse, son goût des citations, sa mémoire des classiques, un peu plus même qu’elle n’eût fait d’habitude et comme pour montrer qu’elle gardait bien tout cela en sa possession. Mais ces phrases, je les devinai plutôt que je ne les entendis, tant elle les prononça d’une voix ronchonnante et en serrant les dents plus que ne pouvait l’expliquer la peur de vomir.
— Allons, lui dis-je assez légèrement pour n’avoir pas l’air de prendre trop au sérieux son malaise, puisque tu as un peu mal au cœur, si tu veux bien nous allons rentrer, je ne veux pas promener aux Champs-élysées une grand-mère qui a une indigestion.
— Je n’osais pas te le proposer à cause de tes amis, me répondit-elle. Pauvre petit ! Mais puisque tu le veux bien, c’est plus sage.
J’eus peur qu’elle ne remarquât la façon dont elle prononçait ces mots.
— Voyons, lui dis-je brusquement, ne te fatigue donc pas à parler, puisque tu as mal au cœur ; c’est absurde, attends au moins que nous soyons rentrés.
Elle me sourit tristement et me serra la main. Elle avait compris qu’il n’y avait pas à me cacher ce que j’avais deviné tout de suite : qu’elle venait d’avoir une petite attaque.
II
II – Chapitre premier
Nous retraversâmes l’avenue Gabriel, au milieu de la foule des promeneurs. Je fis asseoir ma grand-mère sur un banc et j’allai chercher un fiacre. Elle, au cœur de qui je me plaçais toujours pour juger la personne la plus insignifiante, elle m’était maintenant fermée, elle était devenue une partie du monde extérieur, et plus qu’à de simples passants, j’étais forcé de lui taire ce que je pensais de son état, de lui taire mon inquiétude. Je n’aurais pu lui en parler avec plus de confiance qu’à une étrangère. Elle venait de me restituer les pensées, les chagrins que depuis mon enfance je lui avais confiés pour toujours. Elle n’était pas morte encore. J’étais déjà seul. Et même ces allusions qu’elle avait faites aux Guermantes, à Molière, à nos conversations sur le petit noyau, prenaient un air sans appui, sans cause, fantastique, parce qu’elles sortaient du néant de ce même être qui, demain peut-être, n’existerait plus, pour lequel elles n’auraient plus aucun sens, de ce néant — incapable de les concevoir — que ma grand-mère serait bientôt.
[…]
Quand, grâce aux soins parfaits de Françoise, ma grand-mère fut couchée, elle se rendit compte qu’elle parlait beaucoup plus facilement, le petit déchirement ou encombrement d’un vaisseau qu’avait produit l’urémie avait sans doute été très léger. Alors elle voulut ne pas faire faute à maman, l’assister dans les instants les plus cruels que celle-ci eût encore traversés.
— Eh bien ! ma fille, lui dit-elle, en lui prenant la main, et en gardant l’autre devant sa bouche pour donner cette cause apparente à la légère difficulté qu’elle avait encore à prononcer certains mots, voilà comme tu plains ta mère ! tu as l’air de croire que ce n’est pas désagréable une indigestion !
Alors pour la première fois les yeux de ma mère se posèrent passionnément sur ceux de ma grand-mère, ne voulant pas voir le reste de son visage, et elle dit, commençant la liste de ces faux serments que nous ne pouvons pas tenir :
— Maman, tu seras bientôt guérie, c’est ta fille qui s’y engage. Et enfermant son amour le plus fort, toute sa volonté que sa mère guérît, dans un baiser à qui elle les confia et qu’elle accompagna de sa pensée, de tout son être jusqu’au bord de ses lèvres, elle alla le déposer humblement, pieusement sur le front adoré.
[…]
Dans un de ces moments où, selon l’expression populaire, on ne sait plus à quel saint se vouer, comme ma grand-mère toussait et éternuait beaucoup, on suivit le conseil d’un parent qui affirmait qu’avec le spécialiste X on était hors d’affaire en trois jours. Les gens du monde disent cela de leur médecin, et on les croit comme Françoise croyait les réclames des journaux. Le spécialiste vint avec sa trousse chargée de tous les rhumes de ses clients, comme l’outre d’éole. Ma grand-mère refusa net de se laisser examiner. Et nous, gênés pour le praticien qui s’était dérangé inutilement, nous déférâmes au désir qu’il exprima de visiter nos nez respectifs, lesquels pourtant n’avaient rien. Il prétendait que si, et que migraine ou colique, maladie de cœur ou diabète, c’est une maladie du nez mal comprise. à chacun de nous il dit : « Voilà une petite cornée que je serais bien aise de revoir. N’attendez pas trop. Avec quelques pointes de feu je vous débarrasserai. » Certes nous pensions à toute autre chose. Pourtant nous nous demandâmes : « Mais débarrasser de quoi ? » Bref tous nos nez étaient malades ; il ne se trompa qu’en mettant la chose au présent. Car dès le lendemain son examen et son pansement provisoire avaient accompli leur effet. Chacun de nous eut son catarrhe. Et comme il rencontrait dans la rue mon père secoué par des quintes, il sourit à l’idée qu’un ignorant pût croire le mal dû à son intervention. Il nous avait examinés au moment où nous étions déjà malades.
[…]
[…] On avait commandé cet ouvrier avant que ma grand-mère tombàt malade. Il me semblait qu’on eût pu le faire repartir ou le laisser attendre. Mais le protocole de Françoise ne le permettait pas, elle aurait manqué de délicatesse envers ce brave homme, l’état de ma grand-mère ne comptait plus. Quand au bout d’un quart d’heure, exaspéré, j’allai la chercher à la cuisine, je la trouvai causant avec lui sur le « carré » de l’escalier de service, dont la porte était ouverte, procédé qui avait l’avantage de permettre, si l’un de nous arrivait, de faire semblant qu’on allait se quitter, mais l’inconvénient d’envoyer d’affreux courants d’air. Françoise quitta donc l’ouvrier, non sans lui avoir encore crié quelques compliments, qu’elle avait oubliés, pour sa femme et son beau-frère. Souci caractéristique de Combray, de ne pas manquer à la délicatesse, que Françoise portait jusque dans la politique extérieure. Les niais s’imaginent que les grosses dimensions des phénomènes sociaux sont une excellente occasion de pénétrer plus avant dans l’àme humaine ; ils devraient au contraire comprendre que c’est en descendant en profondeur dans une individualité qu’ils auraient chance de comprendre ces phénomènes. Françoise avait mille fois répété au jardinier de Combray que la guerre est le plus insensé des crimes et que rien ne vaut sinon vivre. Or, quand éclata la guerre russo-japonaise, elle était gênée, visà- vis du czar, que nous ne nous fussions pas mis en guerre pour aider « les pauvres Russes » « puisqu’on est alliancé », disait-elle. Elle ne trouvait pas cela délicat envers Nicolas II qui avait toujours eu « de si bonnes paroles pour nous » ; c’était un effet du même code qui l’eût empêchée de refuser à Jupien un petit verre, dont elle savait qu’il allait « contrarier sa digestion », et qui faisait que, si près de la mort de ma grand-mère, la même malhonnêteté dont elle jugeait coupable la France, restée neutre à l’égard du Japon, elle eût cru la commettre, en n’allant pas s’excuser elle-même auprès de ce bon ouvrier électricien qui avait pris tant de dérangement.
II – Chapitre II
[…]
Ce qu’il me fallait, c’était posséder Mme de Stermaria, car depuis plusieurs jours, avec une activité incessante, mes désirs avaient préparé ce plaisir-là, dans mon imagination, et ce plaisir seul, un autre (le plaisir avec une autre) n’eût pas, lui, été prêt, le plaisir n’étant que la réalisation d’une envie préalable et qui n’est pas toujours la même, qui change selon les mille combinaisons de la rêverie, les hasards du souvenir, l’état du tempérament, l’ordre de disponibilité des désirs dont les derniers exaucés se reposent jusqu’à ce qu’ait été un peu oubliée la déception de l’accomplissement ; je n’eusse pas été prêt, j’avais déjà quitté la grande route des désirs généraux et m’étais engagé dans le sentier d’un désir particulier ; il aurait fallu, pour désirer un autre rendez-vous, revenir de trop loin pour rejoindre la grande route et prendre un autre sentier. Posséder Mme de Stermaria dans l’île du Bois de Boulogne où je l’avais invitée à dîner, tel était le plaisir que j’imaginais à toute minute. Il eût été naturellement détruit, si j’avais dîné dans cette île sans Mme de Stermaria ; mais peut-être aussi fort diminué, en dînant, même avec elle, ailleurs. Du reste, les attitudes selon lesquelles on se figure un plaisir sont préalables à la femme, au genre de femmes qui convient pour cela. Elles le commandent, et aussi le lieu ; et à cause de cela font revenir alternativement, dans notre capricieuse pensée, telle femme, tel site, telle chambre qu’en d’autres semaines nous eussions dédaignés. Filles de l’attitude, telles femmes ne vont pas sans le grand lit où on trouve la paix à leur côté, et d’autres, pour être caressées avec une intention plus secrète, veulent les feuilles au vent, les eaux dans la nuit, sont légères et fuyantes autant qu’elles.
[…]
Si en descendant l’escalier je revivais les soirs de Doncières, quand nous fûmes arrivés dans la rue brusquement, la nuit presque complète où le brouillard semblait avoir éteint les réverbères, qu’on ne distinguait, bien faibles, que de tout près, me ramena à je ne sais quelle arrivée, le soir, à Combray, quand la ville n’était encore éclairée que de loin en loin, et qu’on y tàtonnait dans une obscurité humide, tiède et sainte de Crèche, à peine étoilée çà et là d’un lumignon qui ne brillait pas plus qu’un cierge. Entre cette année, d’ailleurs incertaine, de Combray, et les soirs à Rivebelle revus tout à l’heure au-dessus des rideaux, quelles différences ! J’éprouvais à les percevoir un enthousiasme qui aurait pu être fécond si j’étais resté seul, et m’aurait évité ainsi le détour de bien des années inutiles par lesquelles j’allais encore passer avant que se déclaràt la vocation invisible dont cet ouvrage est l’histoire. Si cela fût advenu ce soir-là, cette voiture eût mérité de demeurer plus mémorable pour moi que celle du docteur Percepied sur le siège de laquelle j’avais composé cette petite description — précisément retrouvée il y avait peu de temps, arrangée, et vainement envoyée au Figaro — des cloches de Martainville. …
[…]
… On peut imaginer combien cette « sortie » de Mlle de Guermantes sur Tolstoï, si elle indignait les Courvoisier, émerveillait les Guermantes, et, pardelà, tout ce qui leur tenait non seulement de près, mais de loin. La comtesse douairière d’Argencourt, née Seineport, qui recevait un peu tout le monde parce qu’elle était bas bleu et quoique son fils fût un terrible snob, racontait le mot devant des gens de lettres en disant : « Oriane de Guermantes qui est fine comme l’ambre, maligne comme un singe, douée pour tout, qui fait des aquarelles dignes d’un grand peintre et des vers comme en font peu de grands poètes, et vous savez, comme famille, c’est tout ce qu’il y a de plus haut, sa grand-mère était Mlle de Montpensier, et elle est la dix-huitième Oriane de Guermantes sans une mésalliance, c’est le sang le plus pur, le plus vieux de France. » …
[…]
« L’étonnement, la stupeur, ce n’est pas trop dire (vive sensation dans la partie droite de l’hémicycle), que m’ont causés les paroles de celui qui est encore, je suppose, membre du Gouvernement (tonnerre d’applaudissements ; quelques députés s’empressent vers le banc des ministres ; M. le Sous-Secrétaire d’état aux Postes et Télégraphes fait de sa place avec la tête un signe affirmatif.) »
Ce « tonnerre d’applaudissements », emporte les dernières résistances du lecteur de bon sens, il trouve insultante pour la Chambre, monstrueuse, une façon de procéder qui en soi-même est insignifiante ; au besoin, quelque fait normal, par exemple : vouloir faire payer les riches plus que les pauvres, la lumière sur une iniquité, préférer la paix à la guerre, il le trouvera scandaleux et y verra une offense à certains principes auxquels il n’avait pas pensé en effet, qui ne sont pas inscrits dans le cœlig;ur de l’homme, mais qui émeuvent fortement à cause des acclamations qu’ils déchaînent et des compactes majorités qu’ils rassemblent.
Il faut d’ailleurs reconnaître que cette subtilité des hommes politiques, qui me servit à m’expliquer le milieu Guermantes et plus tard d’autres milieux, n’est que la perversion d’une certaine finesse d’interprétation souvent désignée par « lire entre les lignes ». Si dans les assemblées il y a absurdité par perversion de cette finesse, il y a stupidité par manque de cette finesse dans le public qui prend tout « à la lettre », qui ne soupçonne pas une révocation quand un haut dignitaire est relevé de ses fonctions « sur sa demande » et qui se dit : « Il n’est pas révoqué puisque c’est lui qui l’a demandé », une défaite quand les Russes par un mouvement stratégique se replient devant les Japonais sur des positions plus fortes et préparées à l’avance, un refus quand une province ayant demandé l’indépendance à l’empereur d’Allemagne, celui-ci lui accorde l’autonomie religieuse. …
Notes
- 1. Jules Méline, 1838-1925, Président du Conseil de 1896 à 1898.