Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Robert Musil, L’homme sans qualités

Ed. du Seuil – traduction Philippe Jaccottet

[Le roman commence en 1913. Nous sommes à Vienne, capitale de l’empire austro-hongrois.]

Première partie – Une manière d’introduction

1. D’où, chose remarquable, rien ne s’ensuit.

On signalait une dépression au-dessus de l’Atlantique ; elle se déplaçait d’ouest en est en direction d’un anticyclone situé au-dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l’éviter par le nord. Les isothermes et les isothères remplissaient leurs obligations. Le rapport de la température de l’air et de la température annuelle moyenne, celle du mois le plus froid et du mois le plus chaud, et ses variations mensuelles apériodiques, était normal. Le lever, le coucher du soleil et de la lune, les phases de la lune, de Vénus et de l’anneau de Saturne, ainsi que nombre d’autres phénomènes importants, étaient conformes aux prédictions qu’en avaient faites les annuaires astronomiques. La tension de vapeur dans l’air avait atteint son maximum, et l’humidité relative était faible. Autrement dit, si l’on ne craint pas de recourir à une formule démodée, mais parfaitement judicieuse : c’était une belle journée d’aout 1913.

2. Comment était logé l’Homme sans qualités.

Si l’on pouvait mesurer les sauts de l’attention, l’activité des muscles oculaires, les oscillations pendulaires de l’âme et tous les efforts qu’un homme doit s’imposer pour se maintenir debout dans le flot de la rue, on obtiendrait probablement (avait-il songé, essayant comme par jeu de calculer l’incalculable) une grandeur en comparaison de laquelle la force dont Atlas a besoin pour porter le monde n’est rien, et l’on pourrait mesurer l’extraordinaire activité déployée de nos jours par celui-là même qui ne fait rien.

4. S’il y a un sens du réel….

Comme la possession de qualités présuppose qu’on éprouve une certaine joie à les savoir réelles, on entrevoit dès lors comment quelqu’un qui, fût-ce par rapport à lui-même, ne se targue d’aucun sens du réel, peut s’apparaître un jour, à l’improviste, en Homme sans qualités.

5. Ulrich.

L’Homme sans qualités, dont il est question dans ce récit s’appelait Ulrich, et Ulrich (qu’il est désagréable de devoir continuellment nommer par son prénom quelqu’un que l’on ne connaît encore qu’à peine ! mais, par égard pour son père, le nom de famille doit être tenu secret), Ulrich, donc, avait donné le premier échantillon de sa manière dès la fin de l’adolescence, dans une dissertation sur une pensée patriotique.

10. Le deuxième essai. Premiers éléments d’une morale de l’Homme sans qualité.

Lorsqu’il pénétra dans les amphitéâtres de mécanique, Ulrich s’enfiévra. À quoi bon l’Apollon du Belvédère, quand on a sous les yeux les formes neuves d’un turbo-générateur ou le jeu des pistons d’une machine à vapeur ! Qui peut encore se passionner pour de millénaires bavardages sur le bien et le mal quand on a établi que ce ne sont pas des « constantes », mais des « valeurs fonctionnelles », de sorte que la bonté des œuvres dépend des circonstances historiques, et la bonté des hommes de l’habileté psychologique avec laquelle on exploite leurs qualités ! Considéré du point de vue technique, le monde devient franchement comique ; mal pratique en tout ce qui concerne les rapports des hommes entre eux, au plus haut point inexact et contraire à l’économie en ses méthodes. À celui qui a pris l’habitude d’expédier ses affaires avec la règle à calcul, il devient carrément impossible de prendre au sérieux la bonne moitié des affirmations humaines. Qu’est-ce donc qu’une règle à calcul ? Deux systèmes de chiffres et de graduations combinés avec une ingéniosité inouïe ; deux petits bâtons laqués de blanc glissant l’un dans l’autre, dont la coupe forme un trapèze aplati, à l’aide desquels on peut en un instant, sans gaspiller une seule pensée, les problèmes les plus compliqués ; un petit symbole qu’on porte dans sa poche intérieure et qu’on sent sur son cœur comme une barre blanche… Quand on possède une règle à calcul et que quelqu’un vient à vous avec de grands sentiments ou de grandes déclarations, on lui dit : Un instant, je vous prie, nous allons commencer par calculer les marges d’erreur et la valeur probable de tout cela !

13. Un cheval de course génial confirme en Ulrich le sentiment d’être un homme sans qualités.

Qu’Ulrich pût penser avoir obtenu quelques résultats dans le domaine scientifique n’était pas absolument sans importance pour lui. Ses travaux lui avaient même valu une certaine estime. De l’admiration eût été trop demander, car l’admiration, même au royaume de la vérité, est réservée aux aînés dont il dépend que l’on obtienne ou non l’agrégation ou une chaire. À strictement parler, il était resté ce qu’on appelle un espoir ; on nomme espoir, dans la république des esprits, les républicains proprement dits, c’est-à-dire ceux qui s’imaginent qu’il faut consacrer à son travail la totalité de ses forces, au lieu d’en gaspiller une grande part pour assurer son avancement social ; ils oublient que les résultats de l’homme isolé sont peu de choses, alors que l’avancement est le rêve de tous, et négligeant ce devoir social qu’est l’arrivisme, ils oublient que l’on doit commencer par être un arriviste pour pouvoir offrir à d’autres, dans les années du succès, un appui à la faveur duquel ils puissent arriver à leur tour.

Or, un beau jour, Ulrich renonça même à vouloir être un espoir. Alors déjà, l’époque avait commencé où l’on se mettait à parler des génies du football et de la boxe ; toutefois, les proportions demeuraient raisonnables : pour une dizaine, au moins, d’inventeurs, écrivains et ténors de génie apparus dans les colonnes de journaux, on ne trouvait encore, tout au plus, qu’un seul demi-centre génial, un seul grand tacticien du tennis. L’esprit nouveau n’avait pas encore pris toute son assurance. Mais c’est précisément à cette époque-là qu’Ulrich put lire tout à coup quelque part (et ce fut comme un coup de vent flétrissant un été trop précoce) ces mots : « un cheval de course génial ». Ils se trouvaient dans le compte-rendu d’une sensationnelle victoire aux courses, et son auteur n’avait peut-être même pas eu conscience de la grandeur de l’idée que l’esprit du temps lui avait glissé sous la plume. Ulrich comprit dans l’instant quel irrécusable rapport il y avait entre toute sa carrière et ce génie des chevaux de course. Le cheval, en effet, a toujours été l’animal sacré de la cavalerie ; dans sa jeunesse encasernée, Ulrich n’avait guère entendu parler que de femmes et de chevaux, il avait échappé à tout cela pour devenir un grand homme, et voilà qu’au moment même où, après des efforts divers, il eût peut-être pu se sentir proche du but de ses aspiration, le cheval, qui l’y avait précédé, de là-bas le saluait.

[…]

… Ce plaisir qu’il prenait à la puissance de l’esprit était comme une attente, un jeu belliqueux, une sorte de droit imprécis, mais impérieux sur l’avenir. Il ne savait pas bien à quoi le mènerait cette puissance ; on en pouvait faire tout ou rien, devenir grâce à elle un criminel ou le sauveur du monde. Telle est bien plus ou moins, en général, la situation psychique qui assure au monde des machines et des découvertes des renforts toujours frais.

[…]

… Déjà, sous ses fenêtres, les autos fonçaient dans l’éclat brun de l’asphalte ; la pureté de l’air matinal commençait à s’emplir de l’acidité du jour, et Ulrich estimait indiciblement absurde, dans cette lumière couleur de lait qui filtrait à travers les rideaux, de recommencer une fois de plus à ployer son corps nu en avant et en arrière, à le soulever de terre puis à l’y recoucher à l’aide des muscles abdominaux, pour finir par faire sonner ses poings sur un punching-ball, comme font tant d’hommes à cette heure-là, avant de se rendre à leur bureau. Une heure par jour, cela représente un douzième de la vie consciente et suffit pour maintenir un corps exercé dans les dispositions d’une panthère prête à toutes les aventures ; mais cette heure est sacrifiée à une attente absurde, car les aventures qui seraient dignes de cet entraînement ne se produisent jamais. Il en va de même de l’amour, pour lequel l’homme est soumis à un entraînement exagérément intensif, et Ulrich finit par découvrir encore qu’il ressemblait, même dans sa science, à un homme qui franchit une chaîne de montagne après l’autre sans jamais apercevoir le but. Il possédait des fragments d’une nouvelle manière de penses et de sentir, mais le spectacle d’abord si intense de la nouveauté s’était dissous dans la multiplication des détails, et si Ulrich avait cru boire à la source de la vie, presque toute son attente était désormais tarie.

16. Une mystérieuse maladie d’époque.

… Si la bêtise, en effet, vue du dedans, ne ressemblait pas à s’y méprendre au talent, si, vue du dehors, elle n’avait pas toutes les apparences du progrès, du génie, de l’espoir et de l’amélioration, personne ne voudrait être bête et il n’y aurait pas de bêtise. Tout au moins serait-il aisé de la combattre. Le malheur est qu’elle ait quelque chose d’extraordinairement naturel et convaincant. Aussi, quand quelqu’un juge un chromo plus artistique qu’une peinture à l’huile, son jugement comporte une part de vérité beaucoup plus facile à démontrer que le génie de Van Gogh. De même est-il très facile, et rentable, d’être un dramaturge plus puissant que Shakespeare, un romancier plur égal que Goethe ; un bon lieu commun est toujours plus humain qu’une découverte nouvelle. Il n’est pas une seule pensée importante dont la bêtise ne sache aussitôt faire usage, elle peut se mouvoir dans toutes les directions et prendre tous les costumes de la vérité. La vérité, elle, n’a jamais qu’un seul vêtement, un seul chemin : elle est toujours handicapée.

17. Influence d’un homme sans qualités sur un homme à qualités.

« Te souviens-tu encore de notre conversation sur l’artiste ? Demanda-t-il avec hésitation.

— Laquelle ?

— Celle d’il y a quelques jours. Je t’ai expliqué ce que signifiait dans un être, un principe structurel vivant. Ne te rappelles-tu pas comment j’en suis arrivé à la conclusion que durent régner jadis, au lieu de la mort et de la mécanisation logiques, le sang et la sagesse ?

— Non »

Walter buta sur cette réponse, chercha, hésita. Puis, tout à coup, il éclata : « C’est un homme sans qualités !

— Qu’est-ce que c’est que ça ? Demanda Clarisse en riant sous cape.

— Rien ! Précisément, ce n’est rien du tout ! »

Mais l’expression avait piqué la curiosité de Clarisse.

« Il y en a aujourd’hui des millions, déclara Walter. Voilà la race qu’a produite notre époque ! »

18. Moosbrugger.

On a toujours beaucoup plus de chances d’apprendre un événement extraordinaire par le journal que de le vivre ; en d’autres termes, c’est dans l’abstrait que se passe de nos jours l’essentiel, et il ne reste plus à la réalité que l’accessoire.

19. Lettre d’exhortation et occasion d’acquérir des qualités. Concurrence de deux jubilés.

Ainsi passait le temps lorsque Ulrich reçut une lettre de son père.

« Mon cher fils ! De nouveau se sont écoulés à ce jour plusieurs mois sans qu’il ait été possible de déduire de tes trop rares nouvelles que tu aies fait, ou seulement préparé le moindre pas en avant de ta carrière.

[…]

« En ce qui concerne la requête que tu te feras sans doute un plaisir de présenter à Son Excellence aussitôt que tu sauras ce dont il s’agit, en voici l’objet :

« En 1918, et probablement aux environs du 15 juin, doit avoir lieu en Allemagne une grande cérémonie en l’honneur des trente ans de règne de l’empereur Guillaume II. Cette fête est destinée à imprimer dans la mémoire du monde entier la grandeur et la puissance de l’Allemagne ; bien qu’il y ait encore plusieurs années d’ici là, on sait de source digne de foi que des préparatifs sont faits dès aujourd’hui dans ce dessein, encore qu’ils restent provisoirement, bien entendu, tous officieux.