Michel de MONTAIGNE, Essais
Sommaire
Livre I, chapitre IX, Des menteurs
En verité le mentir est un maudit vice. Nous ne sommes hommes, et ne nous tenons les uns aux autres que par la parole. Si nous en connoissions l’horreur et le poids, nous le poursuivrions à feu, plus justement que d’autres crimes. Je trouve qu’on s’amuse ordinairement à chastier aux enfans des erreurs innocentes, tres mal à propos, et qu’on les tourmente pour des actions temeraires, qui n’ont ny impression ny suitte. La menterie seule, et un peu au dessous, l’opiniastreté, me semblent estre celles desquelles on devroit à toute instance combattre la naissance et le progrez, elles croissent quand et eux : et depuis qu’on a donné ce faux train à la langue, c’est merveille combien il est impossible de l’en retirer.
Si comme la verité, le mensonge n’avoit qu’un visage, nous serions en meilleurs termes : car nous prendrions pour certain l’opposé de ce que diroit le menteur. Mais le revers de la verité a cent mille figures, et un champ indefiny.
Les Pythagoriens font le bien certain et finy, le mal infiny et incertain. Mille routtes desvoyent du blanc : une y va. […]
Un ancien pere dit que nous sommes mieux en la compagnie d’un chien cognu, qu’en celle d’un homme duquel le langage nous est inconnu. « Ut externus alieno non sit hominis vice1 ». Et de combien est le langage faux moins sociable que le silence ?
Livre I, chapitre XX, Que Philosopher, c’est apprendre a mourir
Cette autre volupté plus basse, si elle meritoit ce beau nom : ce devoit estre en concurrence, non par privilege. Je la trouve moins pure d’incommoditez et de traverses, que n’est la vertu. Outre que son goust est plus momentanee, fluide et caduque, elle a ses veilles, ses jeusnes, et ses travaux, et la sueur et le sang. Et en outre particulierement, ses passions trenchantes de tant de sortes ; et a son costé une satiete si lourde, qu’elle equipolle à penitence. Nous avons grand tort d’estimer que ses incommoditez luy servent d’aiguillon et de condiment à sa douceur, comme en nature le contraire se vivifie par son contraire : et de dire, quand nous venons à la vertu, que pareilles suittes et difficultez l’accablent, la rendent austere et inacessible. Là où beaucoup plus proprement qu’à la volupté, elles anoblissent, aiguisent, et rehaussent le plaisir divin et parfaict, qu’elle nous moienne. Celuy la est certes bien indigne de son accointance, qui contrepoise son coust, à son fruit : et n’en cognoist ny les graces ny l’usage. Ceux qui nous vont instruisant, que sa queste est scabreuse et laborieuse, sa jouïssance agreable : que nous disent-ils par là, sinon qu’elle est tousjours desagreable ? Car quel moien humain arriva jamais à sa jouïssance ? Les plus parfaits se sont bien contentez d’y aspirer, et de l’approcher, sans la posseder. Mais ils se trompent ; veu que de tous les plaisirs que nous cognoissons, la poursuite mesme en est plaisante. L’entreprise se sent de la qualité de la chose qu’elle regarde : car c’est une bonne portion de l’effect, et consubstancielle.
Le but de nostre carriere c’est la mort, c’est l’object necessaire de nostre visee : si elle nous effraye, comme est-il possible d’aller un pas avant, sans fiebvre ? Le remede du vulgaire c’est de n’y penser pas. Mais de quelle brutale stupidité luy peut venir un si grossier aveuglement ?
Livre I, chapitre XXXV, D’un defaut de nos polices
FEU mon pere, homme pour n’estre aydé que de l’experience et du naturel, d’un jugement bien net m’a dict autrefois, qu’il avoit desiré mettre en train, qu’il y eust és villes certain lieu designé, auquel ceux qui auroient besoin de quelque chose, se peussent rendre, et faire enregistrer leur affaire à un officier estably pour cet effect : comme, je cherche à vendre des perles : je cherche des perles à vendre, tel veut compagnie pour aller à Paris ; tel s’enquiert d’un serviteur de telle qualité, tel d’un maistre ; tel demande un ouvrier : qui cecy, qui cela, chacun selon son besoing. Et semble que ce moyen de nous entr’advertir, apporteroit non legere commodité au commerce publique : Car à tous coups, il y a des conditions, qui s’entrecherchent, et pour ne s’entr’entendre, laissent les hommes en extreme necessité.
En la police œconomique mon pere avoit cet ordre, que je sçay loüer, mais nullement ensuivre. C’est qu’outre le registre des negoces du mesnage, où se logent les menus comptes, payements, marchés, qui ne requierent la main du Notaire, lequel registre, un Receveur a en charge : il ordonnoit à celuy de ses gents, qui luy servoit à escrire, un papier journal, à inserer toutes les survenances de quelque remarque, et jour par jour les memoires de l’histoire de sa maison : tres-plaisante à veoir, quand le temps commence à en effacer la souvenance, et tres à propos pour nous oster souvent de peine : Quand fut entamee telle besoigne, quand achevee : quels trains y ont passé, combien arresté : noz voyages, noz absences, mariages, morts : la reception des heureuses ou malencontreuses nouvelles : changement des serviteurs principaux : telles matieres. Usage ancien, que je trouve bon à rafraichir, chacun en sa chacuniere : et me trouve un sot d’y avoir failly.
Livre II, chapitre II, De l’yvrongnerie
Cyrus Roy tant renommé, allegue entre ses autres loüanges, pour se preferer à son frere Artaxerxes, qu’il sçavoit beaucoup mieux boire que luy. Et és nations les mieux reiglées, et policées, cet essay de boire d’autant, estoit fort en usage. J’ay ouy dire à Silvius excellent medecin de Paris, que pour garder que les forces de nostre estomac ne s’apparessent, il est bon une fois le mois, les esveiller par cet excez, et les picquer pour les garder de s’engourdir.
Et escrit-on que les Perses apres le vin consultoient de leurs principaux affaires.
Livre II, chapitre VIII, De l’affection des peres aux enfans
C’est une humeur melancolique, et une humeur par consequent tres ennemie de ma complexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude, en laquelle il y a quelques années que je m’estoy jetté, qui m’a mis premierement en teste ceste resverie de me mesler d’escrire. Et puis me trouvant entierement despourveu et vuide de toute autre matiere, je me suis presenté moy-mesmes à moy pour argument et pour subject. C’est le seul livre au monde de son espece, et d’un dessein farousche et extravaguant. Il n’y a rien aussi en ceste besoigne digne d’estre remerqué que ceste bizarrerie : car à un subject si vain et si vil, le meilleur ouvrier du monde n’eust sçeu donner façon qui merite qu’on en face conte.
Qui bien fait, exerce une action belle et honneste : qui reçoit, l’exerce utile seulement. Or l’utile est de beaucoup moins aimable que l’honneste. L’honneste est stable et permanent, fournissant à celuy qui l’a faict, une gratification constante. L’utile se perd et eschappe facilement, et n’en est la memoire ny si fresche ny si douce. Les choses nous sont plus cheres, qui nous ont plus cousté. Et donner, est de plus de coust que le prendre.
Livre II, chapitre X, Des livres
Pour subvenir un peu à la trahison de ma memoire, et à son defaut, si extreme, qu’il m’est advenu plus d’une fois, de reprendre en main des livres, comme recents, et à moy inconnus, que j’avoy leu soigneusement quelques années au paravant, et barbouillé de mes notes : j’ay pris en coustume dépuis quelque temps, d’adjouster au bout de chasque livre (je dis de ceux desquels je ne me veux servir qu’une fois) le temps auquel j’ay achevé de le lire, et le jugement que j’en ay retiré en gros : à fin que cela me represente au moins l’air et idée generale que j’avois conceu de l’autheur en le lisant. Je veux icy transcrire aucunes de ces annotations.
Livre II, chapitre XI, De la cruauté
Celuy qui d’une douceur et facilité naturelle, mespriseroit les offences receuës, feroit chose tresbelle et digne de loüange : mais celuy qui picqué et outré jusques au vif d’une offence, s’armeroit des armes de la raison contre ce furieux appetit de vengeance, et apres un grand conflict, s’en rendroit en fin maistre, feroit sans doubte beaucoup plus. Celuy-là feroit bien, et cestuy-cy vertueusement : l’une action se pourroit dire bonté, l’autre vertu. Car il semble que le nom de la vertu presuppose de la difficulté et du contraste, et qu’elle ne peut s’exercer sans partie. C’est à l’aventure pourquoy nous nommons Dieu bon, fort, et liberal, et juste, mais nous ne le nommons pas vertueux. Ses operations sont toutes naïfves et sans effort.
Quand tout cela en seroit à dire, si y a-il un certain respect, qui nous attache, et un general devoir d’humanité, non aux bestes seulement, qui ont vie et sentiment, mais aux arbres mesmes et aux plantes. Nous devons la justice aux hommes, et la grace et la benignité aux autres creatures, qui en peuvent estre capables. Il y a quelque commerce entre elles et nous, et quelque obligation mutuelle. Je ne crain point à dire la tendresse de ma nature si puerile, que je ne puis pas bien refuser à mon chien la feste, qu’il m’offre hors de saison, ou qu’il me demande. Les Turcs ont des aumosnes et des hospitaux pour les bestes : les Romains avoient un soing public de la nourriture des oyes, par la vigilance desquelles leur Capitole avoit esté sauvé : les Atheniens ordonnerent que les mules et mulets, qui avoyent servy au bastiment du temple appellé Hecatompedon, fussent libres, et qu’on les laissast paistre par tout sans empeschement.
Livre II, chapitre XII, Apologie de Raimond de Sebonde
La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les creatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel soubs ses pieds. C’est par la vanité de ceste mesme imagination qu’il s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy-mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces, que bon luy semble. Comment cognoist il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclud il la bestise qu’il leur attribue ?
Nostre parler a ses foiblesses et ses deffaults, comme tout le reste. La plus part des occasions des troubles du monde sont Grammariens. Noz procez ne naissent que du debat de l’interpretation des loix ; et la plus part des guerres, de cette impuissance de n’avoir sçeu clairement exprimer les conventions et traictez d’accord des Princes.
Quiconque est creu de ses presuppositions, il est nostre maistre et nostre Dieu : il prendra le plant de ses fondemens si ample et si aisé, que par iceux il nous pourra monter, s’il veut, jusques aux nuës. En cette pratique et negotiation de science, nous avons pris pour argent content le mot de Pythagoras, que chaque expert doit estre creu en son art. Le Dialecticien se rapporte au Grammairien de la signification des mots : le Rhetoricien emprunte du Dialecticien les lieux des arguments : le poëte, du Musicien les mesures : le Geometrien, de l’Arithmeticien les proportions : les Metaphysiciens prennent pour fondement les conjectures de la physique. Car chasque science a ses principes presupposez, par où le jugement humain est bridé de toutes parts. Si vous venez à chocquer cette barriere, en laquelle gist la principale erreur, ils ont incontinent cette sentence en la bouche ; qu’il ne faut pas debattre contre ceux qui nient les principes.
Je conseillois en Italie à quelqu’un qui estoit en peine de parler Italien, que pourveu qu’il ne cherchast qu’à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu’il employast seulement les premiers mots qui luy viendroyent à la bouche, Latins, François, Espagnols, ou Gascons, et qu’en y adjoustant la terminaison Italienne, il ne faudroit jamais à rencontrer quelque idiome du pays, ou Thoscan, ou Romain, ou Venetien, ou Piemontois, ou Napolitain, et de se joindre à quelqu’une de tant de formes. Je dis de mesme de la Philosophie : elle a tant de visages et de varieté, et a tant dict, que tous nos songes et resveries s’y trouvent. L’humaine phantasie ne peut rien concevoir en bien et en mal qui n’y soit : « Nihil tam absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum2. ». Et j’en laisse plus librement aller mes caprices en public : d’autant que bien qu’ils soyent nez chez moy, et sans patron, je sçay qu’ils trouveront leur relation à quelque humeur ancienne, et ne faudra quelqu’un de dire : Voyla d’où il le print.
Epicurus disoit des loix, que les pires nous estoyent si necessaires, que sans elles, les hommes s’entremangeroient les uns les autres. Et Platon verifie que sans loix, nous vivrions comme bestes. Nostre esprit est un util vagabond, dangereux et temeraire : il est malaisé d’y joindre l’ordre et la mesure : de mon temps ceux qui ont quelque rare excellence au dessus des autres, et quelque vivacité extraordinaire, nous les voyons quasi tous, desbordez en licence d’opinions, et de mœurs : c’est miracle s’il s’en rencontre un rassis et sociable. On a raison de donner à l’esprit humain les barrieres les plus contraintes qu’on peut. En l’estude, comme au reste, il luy faut compter et regler ses marches : il luy faut tailler par art les limites de sa chasse. On le bride et garrotte de religions, de loix, de coustumes, de science, de preceptes, de peines, et recompenses mortelles et immortelles : encores voit-on que par sa volubilité et dissolution, il eschappe à toutes ces liaisons. C’est un corps vain, qui n’a par où estre saisi et assené : un corps divers et difforme, auquel on ne peut asseoir nœud ny prise. Certes il est peu d’ames si reglées, si fortes et bien nées, à qui on se puisse fier de leur propre conduicte : et qui puissent avec moderation et sans temerité, voguer en la liberté de leurs jugemens, au delà des opinions communes. Il est plus expedient de les mettre en tutelle.
Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire : ce qui m’est plaisir à cette heure, me sera quelquefois peine. Il se fait mille agitations indiscrettes et casueles chez moy. Ou l’humeur melancholique me tient, ou la cholerique ; et de son authorité privée, à cett’heure le chagrin predomine en moy, à cette heure l’allegresse. Quand je prens des livres, j’auray apperceu en tel passage des graces excellentes, et qui auront feru mon ame, qu’un’ autre fois j’y retombe, j’ay beau le tourner et virer, j’ay beau le plier et le manier, c’est une masse incognue et informe pour moy.
En mes escris mesmes, je ne retrouve pas tousjours l’air de ma premiere imagination : je ne sçay ce que j’ay voulu dire : et m’eschaude souvent à corriger, et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu le premier qui valloit mieux. Je ne fay qu’aller et venir : mon jugement ne tire pas tousjours avant, il flotte, il vague,
Combien de choses voyons nous, que nous n’appercevons pas, si nous avons nostre esprit empesché ailleurs ?
Si non advertas animum proinde esse, quasi omni
Tempore semotæ fuerint, longéque remotæ3.
Il semble que l’ame retire au dedans, et amuse les puissances des sens. Par ainsin et le dedans et le dehors de l’homme est plein de foiblesse et de mensonge.
Pour juger des apparences que nous recevons des subjects, il nous faudroit un instrument judicatoire : pour verifier cet instrument, il nous y faut de la demonstration : pour verifier la demonstration, un instrument, nous voila au rouet. Puis que les sens ne peuvent arrester nostre dispute, estans pleins eux-mesmes d’incertitude, il faut que ce soit la raison : aucune raison ne s’establira sans une autre raison, nous voyla à reculons jusques à l’infiny. Nostre fantasie ne s’applique pas aux choses estrangeres, ains elle est conceue par l’entremise des sens, et les sens ne comprennent pas le subject estranger, ains seulement leurs propres passions : et par ainsi la fantasie et apparence n’est pas du subject, ains seulement de la passion et souffrance du sens ; laquelle passion, et subject, sont choses diverses : parquoy qui juge par les apparences, juge par chose autre que le subject.
Livre II, chapitre XVI, De la gloire
En celles là combien avons nous de goujats, compaignons de nostre gloire ? Celuy qui se tient ferme dans une tranchée descouverte, que fait il en cela, que ne facent devant luy cinquante pauvres pionniers, qui luy ouvrent le pas, et le couvrent de leurs corps, pour cinq sols de paye par jour ?
Elevet, accedas, examenque improbum in illa
Castiges trutina, necte quæsiveris extra4.
Nous appellons aggrandir nostre nom, l’estendre et semer en plusieurs bouches : nous voulons qu’il y soit receu en bonne part, et que ceste sienne accroissance luy vienne à profit : voyla ce qu’il y peut avoir de plus excusable en ce dessein : Mais l’exces de ceste maladie en va jusques là, que plusieurs cherchent de faire parler d’eux en quelque façon que ce soit. Trogus Pompeius dit de Herostratus, et Titus Livius de Manlius Capitolinus, qu’ils estoyent plus desireux de grande, que de bonne reputation. Ce vice est ordinaire. Nous nous soignons plus qu’on parle de nous, que comment on en parle : et nous est assez qne nostre nom coure par la bouche des hommes, en quelque condition qu’il y coure. Il semble que l’estre conneu, ce soit aucunement avoir sa vie et sa durée en la garde d’autruy. Moy, je tiens que je ne suis que chez moy, et de ceste autre mienne vie qui loge en la cognoissance de mes amis, à la considerer nuë, et simplement en soy, je sçay bien que je n’en sens fruict ny jouyssance, que par la vanité d’une opinion fantastique. Et quand je seray mort, je m’en resentiray encores beaucoup moins : Et si perdray tout net, l’usage des vrayes utilitez, qui accidentalement la suyvent par fois : je n’auray plus de prise par où saisir la reputation : ny par où elle puisse me toucher ny arriver à moy.
Livre II, chapitre XVII, De la presumption
J’ay tousjours une idée en l’ame, qui me presente une meilleure forme, que celle que j’ay mis en besongne, mais je ne la puis saisir ny exploicter. Et cette idée mesme n’est que du moyen estage. J’argumente par là, que les productions de ces riches et grandes ames du temps passé, sont bien loing au delà de l’extreme estenduë de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont pas seulement et me remplissent, mais ils m’estonnent et transissent d’admiration. Je juge leur beauté, je la voy, sinon jusques au bout, au moins si avant qu’il m’est impossible d’y aspirer. Quoy que j’entreprenne, je doibs un sacrifice aux Graces, comme dit Plutarque de quelqu’un, pour practiquer leur faveur.
…
Je ne sçay ny plaire, ny resjouyr, ny chatouiller : Le meilleur compte du monde se seche entre mes mains, et se ternit. Je ne sçay parler qu’en bon escient. Et suis du tout desnué de cette facilité, que je voy en plusieurs de mes compagnons, d’entretenir les premiers venus, et tenir en haleine toute une trouppe, ou amuser sans se lasser, l’oreille d’un prince, de toute sorte de propos ; la matiere ne leur faillant jamais, pour cette grace qu’ils ont de sçavoir employer la premiere venue, et l’accommoder à l’humeur et portée de ceux à qui ils ont affaire. Les princes n’ayment guere les discours fermes, ny moy à faire des comptes.
C’est un outil de merveilleux service, que la memoire, et sans lequel le jugement fait bien à peine son office : elle me manque du tout. Ce qu’on me veut proposer, il faut que ce soit à parcelles : car de respondre à un propos, où il y eust plusieurs divers chefs, il n’est pas en ma puissance. Je ne sçaurois recevoir une charge sans tablettes : Et quand j’ay un propos de consequence à tenir, s’il est de longue haleine, je suis reduit à ceste vile et miserable necessité, d’apprendre par cœur mot à mot ce que j’ay à dire : autrement je n’auroy ny façon, ny asseurance, estant en crainte que ma memoire vinst à me faire un mauvais tour. Mais ce moyen m’est non moins difficile. Pour apprendre trois vers, il m’y faut trois heures. Et puis en un propre ouvrage la liberté et authorité de remuer l’ordre, de changer un mot, variant sans cesse la matiere, la rend plus malaisée à arrester en la memoire de son autheur. Or plus je m’en defie, plus elle se trouble : elle me sert mieux par rencontre, il faut que je la solicite nonchalamment : car si je la presse, elle s’estonne : et depuis qu’ell’a commencé à chanceler, plus je la sonde, plus elle s’empestre et embarrasse : elle me sert à son heure, non pas à la mienne.
Livre II, chapitre XXXVII, De la ressemblance des enfans aux peres
CE fagotage de tant de diverses pieces, se faict en ceste condition, que je n’y mets la main, que lors qu’une trop lasche oysiveté me presse, et non ailleurs que chez moy. Ainsin il s’est basty à diverses poses et intervalles, comme les occasions me detiennent ailleurs par fois plusieurs moys. Au demeurant, je ne corrige point mes premieres imaginations par les secondes, ouy à l’aventure quelque mot : mais pour diversifier, non pour oster. Je veux representer le progrez de mes humeurs, et qu’on voye chasque piece en sa naissance. Je prendrois plaisir d’avoir commencé plustost, et à recognoistre le train de mes mutations.
Livre III, chapitre II, Du repentir
LES autres forment l’homme, je le recite : et en represente un particulier, bien mal formé : et lequel si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est : mes-huy c’est fait. Or les traits de ma peinture, ne se fourvoyent point, quoy qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire perenne : Toutes choses y branlent sans cesse, la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Ægypte : et du branle public, et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object : il va trouble et chancelant, d’une yvresse naturelle. Je le prens en ce poinct, comme il est, en l’instant que je m’amuse à luy. Je ne peinds pas l’estre, je peinds le passage : non un passage d’aage en autre, ou comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à l’heure. …
Je propose une vie basse, et sans lustre : C’est tout un, On attache aussi bien toute la philosophie morale, à une vie populaire et privee, qu’à une vie de plus riche estoffe : Chaque homme porte la forme entiere, de l’humaine condition.
… Aumoins j’ay cecy selon la discipline, que jamais homme ne traicta subject, qu’il entendist ne cogneust mieux, que je fay celuy que j’ay entrepris : et qu’en celuy là je suis le plus sçavant homme qui vive. Secondement, que jamais aucun ne penetra en sa matiere plus avant, ny en esplucha plus distinctement les membres et suittes : et n’arriva plus exactement et plus plainement, à la fin qu’il s’estoit proposé à sa besongne. Pour la parfaire, je n’ay besoing d’y apporter que la fidelité : celle-là y est, la plus sincere et pure qui se trouve. Je dy vray, non pas tout mon saoul : mais autant que je l’ose dire : Et l’ose un peu plus en vieillissant : car il semble que la coustume concede à cet aage, plus de liberté de bavasser, et d’indiscretion à parler de soy.
De fonder la recompence des actions vertueuses, sur l’approbation d’autruy, c’est prendre un trop incertain et trouble fondement, signamment en un siecle corrompu et ignorant, comme cettuy cy la bonne estime du peuple est injurieuse. A qui vous fiez vous, de veoir ce qui est louable ? Dieu me garde d’estre homme de bien, selon la description que je voy faire tous les jours par honneur, à chacun de soy.
Si n’est-ce pas guerison, si on ne se descharge du mal : Si la repentance pesoit sur le plat de la balance, elle emporteroit le peché. Je ne trouve aucune qualité si aysee à contrefaire, que la devotion, si on n’y conforme les mœurs et la vie : son essence est abstruse et occulte, les apparences faciles et pompeuses.
La force de tout conseil gist au temps : les occasions et les matieres roulent et changent sans cesse. J’ay encouru quelques lourdes erreurs en ma vie, et importantes : non par faute de bon advis, mais par faute de bon heur. Il y a des parties secrettes aux objects, qu’on manie, et indivinables : signamment en la nature des hommes : des conditions muettes, sans montre, incognues par fois du possesseur mesme : qui se produisent et esveillent par des occasions survenantes. Si ma prudence ne les a peu penetrer et profetizer, je ne luy en sçay nul mauvais gré : sa charge se contient en ses limites. Si l’evenement me bat, et s’il favorise le party que j’ay refusé : il n’y a remede, je ne m’en prens pas à moy, j’accuse ma fortune, non pas mon ouvrage : cela ne s’appelle pas repentir.
Livre III, chapitre III, De trois commerces
Le mediter est un puissant estude et plein, à qui sçait se taster et employer vigoureusement. J’ayme mieux forger mon ame, que la meubler. Il n’est point d’occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d’entretenir ses pensees, selon l’ame que c’est. Les plus grandes en font leur vacation, « quibus vivere est cogitare5 ». Aussi l’a nature favorisee de ce privilege, qu’il n’y a rien, que nous puissions faire si long temps : ny action à laquelle nous nous addonnions plus ordinairement et facilement. C’est la besongne des Dieux, dit Aristote, de laquelle naist et leur beatitude et la nostre. La lecture me sert specialement à esveiller par divers objects mon discours : à embesongner mon jugement, non ma memoyre.
Par consequent il n’en est pas une qui ne se laisse facilement persuader au premier serment qu’on luy fait de la servir. Or de cette trahison commune et ordinaire des hommes d’aujourd’huy, il faut qu’il advienne, ce que desja nous montre l’experience : c’est qu’elles se r’allient et rejettent à elles mesmes, ou entre elles, pour nous fuyr : ou bien qu’elles se rengent aussi de leur costé, à cet exemple que nous leur donnons : qu’elles joüent leur part de la farce, et se prestent à cette negociation, sans passion, sans soing et sans amour : « Neque affectui suo aut alieno obnoxiæ6 ». Estimans, suyvant la persuasion de Lysias en Platon, qu’elles se peuvent addonner utilement et commodement à nous, d’autant plus, que moins nous les aymons.
Comme celuy qui ne demande point qu’on me tienne pour meilleur que je suis, je diray cecy des erreurs de ma jeunesse : Non seulement pour le danger qu’il y a de la santé, (si n’ay-je sceu si bien faire, que je n’en aye eu deux atteintes, legeres toutesfois, et preambulaires) mais encores par mespris, je ne me suis guere adonné aux accointances venales et publiques. J’ay voulu aiguiser ce plaisir par la difficulté, par le desir et par quelque gloire : Et aymois la façon de l’Empereur Tibere, qui se prenoit en ses amours, autant par la modestie et noblesse, que par autre qualité : Et l’humeur de la courtisane Flora, qui ne se prestoit à moins, que d’un Dictateur, ou Consul, ou Censeur : et prenoit son deduit, en la dignité de ses amoureux : Certes les perles et le brocadel y conferent quelque chose : et les tiltres, et le train. Au demeurant, je faisois grand compte de l’esprit, mais pourveu que le corps n’en fust pas à dire : Car à respondre en conscience, si l’une ou l’autre des deux beautez devoit necessairement y faillir, j’eusse choisi de quitter plustost la spirituelle : Elle a son usage en meilleures choses : Mais au subject de l’amour, subject qui principallement se rapporte à la veuë et à l’atouchement, on faict quelque chose sans les graces de l’esprit, rien sans les graces corporelles.
Livre III, chapitre V, Sur des vers de Virgile
Les aigreurs comme les douceurs du mariage se tiennent secrettes par les sages : Et parmy les autres importunes conditions, qui se trouvent en iceluy, cette cy à un homme languager, comme je suis, est des principales : que la coustume rende indecent et nuisible, qu’on communique à personne tout ce qu’on en sçait, et qu’on en sent.
De leur donner mesme conseil à elles, pour les desgouter de la jalousie, ce seroit temps perdu : leur essence est si confite en soupçon, en vanité et en curiosité, que de les guarir par voye legitime, il ne faut pas l’esperer. Elles s’amendent souvent de cet inconvenient, par une forme de santé, beaucoup plus à craindre que n’est la maladie mesme. Car comme il y a des enchantemens, qui ne sçavent pas oster le mal, qu’en le rechargeant à un autre, elles rejettent ainsi volontiers cette fievre à leurs maris, quand elles la perdent. Toutesfois à dire vray, je ne sçay si on peut souffrir d’elles pis que la jalousie : C’est la plus dangereuse de leurs conditions, comme de leurs membres, la teste. Pittacus disoit, que chacun avoit son defaut : que le sien estoit la mauvaise teste de sa femme : hors cela, il s’estimeroit de tout point heureux. C’est un bien poisant inconvenient, duquel un personnage si juste, si sage, si vaillant, sentoit tout l’estat de sa vie alteré : Que devons nous faire nous autres hommenets ?
Le Senat de Marseille eut raison, d’interiner sa requeste à celuy qui demandoit permission de se tuer, pour s’exempter de la tempeste de sa femme : car c’est un mal, qui ne s’emporte jamais qu’en emportant la piece : et qui n’a autre composition qui vaille, que la fuitte, ou la souffrance : quoy que toutes les deux, tres-difficiles.
Celuy là s’y entendoit, ce me semble, qui dit qu’un bon mariage se dressoit d’une femme aveugle, avec un mary sourd.
Le maniement et employte des beaux esprits, donne prix à la langue : Non pas l’innovant, tant comme la remplissant de plus vigoreux et divers services, l’estirant et ployant. Ils n’y apportent point de mots : mais ils enrichissent les leurs, appesantissent et enfoncent leur signification et leur usage : luy apprenent des mouvements inaccoustumés : mais prudemment et ingenieusement. Et combien peu cela soit donné à tous, il se voit par tant d’escrivains François de ce siecle. Ils sont assez hardis et dédaigneux, pour ne suyvre la route commune : mais faute d’invention et de discretion les pert. Il ne s’y voit qu’une miserable affectation d’estrangeté : des desguisements froids et absurdes, qui au lieu d’eslever, abbattent la matiere. Pourveu qu’ils se gorgiasent en la nouvelleté, il ne leur chaut de l’efficace : Pour saisir un nouveau mot, ils quittent l’ordinaire, souvent plus fort et plus nerveux.
Mais mon ame me desplaist, de ce qu’elle produit ordinairement ses plus profondes resveries, plus folles, et qui me plaisent le mieux, à l’improuveu, et lors que je les cherche moins : lesquelles s’esvanouissent soudain, n’ayant sur le champ où les attacher : A cheval, à la table, au lict : Mais plus à cheval, où sont mes plus larges entretiens. J’ay le parler un peu delicatement jaloux d’attention et de silence, si je parle de force. Qui m’interrompt, m’arreste. En voyage, la necessité mesme des chemins couppe les propos : Outre ce, que je voyage plus souvent sans compagnie, propre à ces entretiens de fuite : par où je prens tout loisir de m’entretenir moy-mesme. Il m’en advient comme de mes songes : en songeant, je les recommande à ma memoire, (car je songe volontiers que je songe) mais le lendemain, je me represente bien leur couleur, comme elle estoit, ou gaye, ou triste, ou estrange, mais quels ils estoient au reste, plus j’ahane à le trouver, plus je l’enfonce en l’oubliance. Aussi des discours fortuites qui me tombent en fantasie, il ne m’en reste en memoire qu’une vaine image : autant seulement qu’il m’en faut pour me faire ronger, et despiter apres leur queste, inutilement.
Or donc, laissant les livres à part, et parlant plus materiellement et simplement : je trouve apres tout, que l’amour n’est autre chose, que la soif de cette jouyssance en un subject desiré : Ny Venus autre chose, que le plaisir à descharger ses vases : comme le plaisir que nature nous donne à descharger d’autres parties : qui devient vicieux ou par immoderation, ou par indiscretion. Pour Socrates, l’amour est appetit de generation par l’entremise de la beauté. Et considerant maintefois la ridicule titillation de ce plaisir, les absurdes mouvemens escervelez et estourdis, dequoy il agite Zenon et Cratippus : cette rage indiscrette, ce visage enflammé de fureur et de cruauté, au plus doux effect de l’amour : et puis cette morgue grave, severe, et ecstatique, en une action si folle, qu’on ayt logé pesle-mesle nos delices et nos ordures ensemble : et que la supreme volupté aye du transy et du plaintif, comme la douleur : je crois qu’il est vray, ce que dit Platon, que l’homme a esté faict par les Dieux pour leur jouët.
Celuy qui dit tout, il nous saoule et nous desgouste. Celuy qui craint à s’exprimer, nous achemine à en penser plus qu’il n’en y a. Il y a de la trahison en cette sorte de modestie : et notamment nous entr’ouvrant comme font ceux cy, une si belle route à l’imagination : Et l’action et la peinture doivent sentir leur larrecin.
Livre III, chapitre VIII,
J’oy journellement dire à des sots, des mots non sots. Ils disent une bonne chose sçachons jusques où ils la cognoissent, voyons par où ils la tiennent. Nous les aydons à employer ce beau mot, et cette belle raison, qu’ils ne possedent pas, ils ne l’ont qu’en garde : ils l’auront produicte à l’avanture, et à tastons, nous la leur mettons en credit et en prix.
La sottise et desreglement de sens, n’est pas chose guerissable par un traict d’advertissement. Et pouvons proprement dire de cette reparation, ce que Cyrus respond à celuy, qui le presse d’enhorter son ost, sur le point d’une bataille : Que les hommes ne se rendent pas courageux et belliqueux sur le champ, par une bonne harangue : non plus qu’on ne devient incontinent musicien, pour ouyr une bonne chanson. Ce sont apprentissages, qui ont à estre faicts avant la main, par longue et constante institution.
Livre III, chapitre IX, De la vanité
Laisse Lecteur courir encore ce coup d’essay, et ce troisiesme alongeail, du reste des pieces de ma peinture. J’adjouste, mais je ne corrige pas : Premierement, par ce que celuy qui a hypothequé au monde son ouvrage, je trouve apparence, qu’il n’y ayt plus de droict : Qu’il die, s’il peut, mieux ailleurs, et ne corrompe la besongne qu’il a venduë : De telles gens, il ne faudroit rien acheter qu’apres leur mort : Qu’ils y pensent bien, avant que de se produire. Qui les haste ?
Mon livre est tousjours un : sauf qu’à mesure, qu’on se met à le renouveller, afin que l’achetteur ne s’en aille les mains du tout vuides, je me donne loy d’y attacher (comme ce n’estqu’une marqueterie mal jointe) quelque embleme supernumeraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la premiere forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes, par une petite subtilité ambitieuse. De là toutesfois il adviendra facilement, qu’il s’y mesle quelque transposition de chronologie : mes contes prenants place selon leur opportunité, non tousjours selon leur aage.
Quant aux devoirs de l’amitié maritale, qu’on pense estre interessez par cette absence : je ne le crois pas. Au rebours, c’est une intelligence, qui se refroidit volontiers par une trop continuelle assistance, et que l’assiduité blesse. Toute femme estrangere nous semble honneste femme : Et chacun sent par experience, que la continuation de se voir, ne peut representer le plaisir que lon sent à se desprendre, et reprendre à secousses. Ces interruptions me remplissent d’une amour recente envers les miens, et me redonnent l’usage de ma maison plus doux : la vicissitude eschaufe mon appetit, vers l’un, puis vers l’autre party. Je sçay que l’amitié a les bras assez longs, pour se tenir et se joindre, d’un coin de monde à l’autre : et specialement cette cy, où il y a une continuelle communication d’offices, qui en reveillent l’obligation et la souvenance. Les Stoïciens disent bien, qu’il y a si grande colligance et relation entre les sages, que celuy qui disne en France, repaist son compagnon en Ægypte ; et qui estend seulement son doigt, où que ce soit, tous les sages qui sont sur la terre habitable, en sentent ayde. La jouyssance, et la possession, appartiennent principalement à l’imagination. Elle embrasse plus chaudement et plus continuellement ce qu’elle va querir, que ce que nous touchons. Comptez voz amusements journaliers ; vous trouverez que vous estes lors plus absent de vostre amy, quand il vous est present. Son assistance relasche vostre attention, et donne liberté à vostre pensee, de s’absenter à toute heure, pour toute occasion.
Je sens ce proffit inesperé de la publication de mes mœurs, qu’elle me sert aucunement de regle. Il me vient par fois quelque consideration de ne trahir l’histoire de ma vie. Cette publique declaration, m’oblige de me tenir en ma route ; et à ne desmentir l’image de mes conditions : communément moins desfigurées et contredictes, que ne porte la malignité, et maladie des jugemens d’aujourd’huy. L’uniformité et simplesse de mes mœurs, produict bien un visage d’aisée interpretation, mais parce que la façon en est un peu nouvelle, et hors d’usage, elle donne trop beau jeu à la mesdisance. Si est-il vray, qu’à qui me veut loyallement injurier, il me semble fournir bien suffisamment, où mordre, en mes imperfections advoüées, et cogneuës : et dequoy s’y saouler, sans s’escarmoucher au vent. Si pour en preoccuper moy-mesme l’accusation, et la descouverte, il luy semble que je luy esdente sa morsure, c’est raison qu’il prenne son droict, vers l’amplification et extention : L’offence a ses droicts outre la justice : Et que les vices dequoy je luy montre des racines chez moy, il les grossisse en arbres : Qu’il y employe non seulement ceux qui me possedent, mais ceux aussi qui ne font que me menasser. Injurieux vices, et en qualité, et en nombre. Qu’il me batte par là.
J’embrasseroy volontiers l’exemple du Philosophe Dion. Antigonus le vouloit piquer sur le subjet de son origine : Il luy coupa broche : Je suis, dit-il, fils d’un serf, boucher, stigmatizé, et d’une putain, que mon pere espousa par la bassesse de sa fortune. Tous deux furent punis pour quelque mesfaict. Un orateur m’achetta enfant, me trouvant beau et advenant : et m’a laissé mourant tous ses biens ; lesquels ayant transporté en cette ville d’Athenes, je me suis addonné à la philosophie. Que les historiens ne s’empeschent à chercher nouvelles de moy : je leur en diray ce qui en est. La confession genereuse et libre, enerve le reproche, et desarme l’injure.
J’ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel et de la terre : ce sont tousjours des hommes. Tout cela est vray : et si pourtant ne sçauroy revoir si souvent le tombeau de ceste ville, si grande, et si puissante, que je ne l’admire et revere. Le soing des morts nous est en recommandation. Or j’ay esté nourry des mon enfance, avec ceux icy : J’ay eu cognoissance des affaires de Rome, long temps avant que je l’aye euë de ceux de ma maison. Je sçavois le Capitole et son plant, avant que je sceusse le Louvre : et le Tibre avant la Seine. J’ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus, et Scipion, que je n’ay d’aucuns hommes des nostres. Ils sont trespassez : Si est bien mon pere : aussi entierement qu’eux : et s’est esloigné de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que ceux-là ont faict en seize cens : duquel pourtant je ne laisse pas d’embrasser et practiquer la memoire, l’amitié et societé, d’une parfaicte union et tres-vive.
Livre III, chapitre X, De mesnager sa volonté
La plus part de noz vacations sont farcesques. « Mundus universus exercet histrioniam7 ». Il faut jouer deuement nostre rolle, mais comme rolle d’un personnage emprunté. Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire une essence réelle, ny de l’estranger le propre. Nous ne sçavons pas distinguer la peau de la chemise. C’est assés de s’enfariner le visage, sans s’enfariner la poictrine. J’en vois qui se transforment et se transsubstantient en autant de nouvelles figures, et de nouveaux estres, qu’ils entreprennent de charges : et qui se prelatent jusques au foye et aux intestins : et entrainent leur office jusques en leur garderobe. Je ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades, qui les regardent, de celles qui regardent leur commission, ou leur suitte, ou leur mule.
[…]
Ceux qui allongent leur cholere, et leur haine au delà des affaires, comme faict la plus part, montrent qu’elle leur part d’ailleurs, et de cause particuliere : Tout ainsi comme, à qui estant guary de son ulcere, la fiebvre demeure encore, montre qu’elle avoit un autre principe plus caché. C’est qu’ils n’en ont point à la cause, en commun : et entant qu’elle blesse l’interest de touts, et de l’estat : Mais luy en veulent, seulement en ce, qu’elle leur masche en privé. Voyla pourquoy, ils s’en picquent de passion particuliere, et au delà de la justice, et de la raison publique.
Livre III, chapitre XI, Des boyteux
La verité et le mensonge ont leurs visages conformes, le port, le goust, et les alleures pareilles : nous les regardons de mesme œil. Je trouve que nous ne sommes pas seulement lasches à nous defendre de la piperie : mais que nous cherchons, et convions à nous y enferrer : Nous aymons à nous embrouïller en la vanité, comme conforme à nostre estre.
Livre III, chapitre XII, De la Physionomie
A quoy faire nous allons nous gendarmant par ces efforts de la science ? Regardons à terre, les pauvres gens que nous y voyons espandus, la teste panchante apres leur besongne : qui ne sçavent ny Aristote ny Caton, ny exemple ny precepte. De ceux-là, tire nature tous les jours, des effects de constance et de patience, plus purs et plus roides, que ne sont ceux que nous estudions si curieusement en l’escole. Combien en vois je ordinairement, qui mescognoissent la pauvreté : combien qui desirent la mort, ou qui la passent sans alarme et sans affliction ? Celuy là qui fouït mon jardin, il a ce matin enterré son pere ou son fils. Les noms mesme, dequoy ils appellent les maladies, en addoucissent et amollissent l’aspreté. La phthysie, c’est la toux pour eux : la dysenterie, devoyement d’estomach un pleuresis, c’est un morfondement : et selon qu’ils les nomment doucement, ils les supportent aussi. Elles sont bien griefves, quand elles rompent leur travail ordinaire : ils ne s’allitent que pour mourir.
Nous n’aurons pas faute de bons regens, interpretes de la simplicité naturelle. Socrates en sera l’un. Car de ce qu’il m’en souvient, il parle environ en ce sens, aux juges qui deliberent de sa vie : J’ay peur, messieurs, si je vous prie de ne me faire mourir, que je m’enferre en la delation de mes accusateurs ; qui est. Que je fais plus l’entendu que les autres ; comme ayant quelque cognoissance plus cachee, des choses qui sont au dessus et au dessous de nous. Je sçay que je n’ay ni frequenté, ny recogneu la mort, ni n’ay veu personne qui ait essayé ses qualitez, pour m’en instruire. Ceux qui la craignent presupposent la cognoistre : quant à moy, je ne sçay ny quelle elle est, ny quel il faict en l’autre monde. A l’avanture est la mort chose indifferente, à l’avanture desirable. Il est à croire pourtant, si c’est une transmigration d’une place à autre, qu’il y a de l’amendement, d’aller vivre avec tant de grands personnages trespassez : et d’estre exempt d’avoir plus affaire à juges iniques et corrompus : Si c’est un aneantissement de nostre estre, c’est encore amendement d’entrer en une longue et paisible nuit. Nous ne sentons rien de plus doux en la vie, qu’un repos et sommeil tranquille, et profond sans songes. Les choses que je sçay estre mauvaises, comme d’offencer son prochain, et desobeir au superieur, soit Dieu, soit homme, je les evite soigneusement : celles desquelles je ne sçay, si elles sont bonnes ou mauvaises, je ne les sçaurois craindre. Si je m’en vay mourir, et vous laisse en vie : les Dieux seuls voyent, à qui, de vous ou de moy, il en ira mieux. Parquoy pour mon regard, vous en ordonnerez, comme il vous plaira. Mais selon ma façon de conseiller les choses justes et utiles, je dy bien, que pour vostre conscience vous ferez mieux de m’eslargir, si vous ne voyez plus avant que moy en ma cause. Et jugeant selon mes actions passees, et publiques, et privees, selon mes intentions, et selon le profit, que tirent tous les jours de ma conversation tant de nos citoyens, jeunes et vieux, et le fruit, que je vous fay à tous, vous ne pouvez duëment vous descharger envers mon merite, qu’en ordonnant, que je sois nourry, attendu ma pauvreté, au Prytanee, aux despens publiques : ce que souvent je vous ay veu à moindre raison, octroyer à d’autres. Ne prenez pas à obstination ou desdaing, que, suyvant la coustume, je n’aille vous suppliant et esmouvant à commiseration. J’ay des amis et des parents, n’estant, comme dict Homere, engendré ny de bois, ny de pierre non plus que les autres : capables de se presenter, avec des larmes, et le dueil : et ay trois enfans esplorez, dequoy vous tirer à pitié. Mais je feroy honte à nostre ville, en l’aage que je suis, et en telle reputation de sagesse, que m’en voyci en prevention, de m’aller desmettre à si lasches contenances. Que diroit-on des autres Atheniens ? J’ay tousjours admonnesté ceux qui m’ont ouy parler, de ne racheter leur vie, par une action deshonneste. Et aux guerres de mon pays à Amphipolis, à Potidee, à Delie, et autres où je me suis trouvé, j’ay montré par effect, combien j’estoy loing de garentir ma seureté par ma honte. D’avantage j’interesserois vostre devoir, et vous convierois à choses laydes : car ce n’est pas à mes prieres de vous persuader : c’est aux raisons pures et solides de la justice. Vous avez juré aux Dieux d’ainsi vous maintenir. Il sembleroit, que je vous vousisse soupçonner et recriminer, de ne croire pas, qu’il y en aye. Et moy mesme tesmoigneroy contre moy, de ne croire point en eux, comme je doy : me deffiant de leur conduicte, et ne remettant purement en leurs mains mon affaire. Je m’y fie du tout : et tiens pour certain, qu’ils feront en cecy, selon qu’il sera plus propre à vous et à moy. Les gens de bien ny vivans, ny morts, n’ont aucunement à se craindre des Dieux.
Livre III, chapitre XIII, De l’experience
Pourtant, l’opinion de celuy-là ne me plaist guere, qui pensoit par la multitude des loix, brider l’authorité des juges, en leur taillant leurs morceaux. Il ne sentoit point, qu’il y a autant de liberté et d’estenduë à l’interpretation des loix, qu’à leur façon. Et ceux-là se moquent, qui pensent appetisser nos debats, et les arrester, en nous r’appellant à l’expresse parolle de la Bible. D’autant que nostre esprit ne trouve pas le champ moins spatieux, à contreroller le sens d’autruy, qu’à representer le sien : Et comme s’il y avoit moins d’animosité et d’aspreté à gloser qu’à inventer. Nous voyons, combien il se trompoit. Car nous avons en France, plus de loix que tout le reste du monde ensemble ; et plus qu’il n’en faudroit à reigler tous les mondes d’Epicurus : « Ut olim flagitiis, sic nunc legibus laboramus8 » : et si avons tant laissé à opiner et decider à nos juges, qu’il ne fut jamais liberté si puissante et si licencieuse. Qu’ont gaigné nos legislateurs à choisir cent mille especes et faicts particuliers, et y attacher cent mille loix ? Ce nombre n’a aucune proportion, avec l’infinie diversité des actions humaines. La multiplication de nos inventions, n’arrivera pas à la variation des exemples. Adjoustez y en cent fois autant : il n’adviendra pas pourtant, que des evenemens à venir, il s’en trouve aucun, qui en tout ce grand nombre de milliers d’evenemens choisis et enregistrez, en rencontre un, auquel il se puisse joindre et apparier, si exactement, qu’il n’y reste quelque circonstance et diversité, qui requiere diverse consideration de jugement. Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpetuelle mutation, avec les loix fixes et immobiles. Les plus desirables, ce sont les plus rares, plus simples, et generales : Et encore crois-je, qu’il vaudroit mieux n’en avoir point du tout, que de les avoir en tel nombre que nous avons.
On donne authorité de loy à infinis docteurs, infinis arrests, et à autant d’interpretations. Trouvons nous pourtant quelque fin au besoin d’interpreter ? s’y voit-il quelque progrez et advancement vers la tranquillité ? nous faut-il moins d’advocats et de juges, que lors que cette masse de droict, estoit encore en sa premiere enfance ? Au contraire, nous obscurcissons et ensevelissons l’intelligence. Nous ne la descouvrons plus, qu’à la mercy de tant de clostures et barrieres. Les hommes mescognoissent la maladie naturelle de leur esprit. Il ne faict que fureter et quester ; et va sans cesse, tournoyant, bastissant, et s’empestrant, en sa besongne : comme nos vers à soye, et s’y estouffe. « Mus in pice9 ». Il pense remarquer de loing, je ne sçay quelle apparence de clarté et verité imaginaire : mais pendant qu’il y court, tant de difficultez luy traversent la voye, d’empeschemens et de nouvelles questes, qu’elles l’esgarent et l’enyvrent.
Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu’à interpreter les choses : et plus de livres sur les livres, que sur autre subject : Nous ne faisons que nous entregloser.
Combien avons nous descouvert d’innocens avoir esté punis : je dis sans la coulpe des juges ; et combien en y a-il eu, que nous n’avons pas descouvert ? Cecy est advenu de mon temps. Certains sont condamnez à la mort pour un homicide ; l’arrest sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct, les juges sont advertis par les officiers d’une cour subalterne, voisine, qu’ils tiennent quelques prisonniers, lesquels advoüent disertement cet homicide, et apportent à tout ce faict, une lumiere indubitable. On delibere, si pourtant on doit interrompre et differer l’execution de l’arrest donné contre les premiers. On considere la nouvelleté de l’exemple, et sa consequence, pour accrocher les jugemens : Que la condemnation est juridiquement passée ; les juges privez de repentance. Somme, ces pauvres diables sont consacrez aux formules de la justice. Philippus, ou quelque autre, prouveut à un pareil inconvenient, en cette maniere. Il avoit condamné en grosses amendes, un homme envers un autre, par un jugement resolu. La verité se descouvrant quelque temps apres, il se trouva qu’il avoit iniquement jugé : D’un costé estoit la raison de la cause : de l’autre costé la raison des formes judiciaires. Il satisfit aucunement à toutes les deux, laissant en son estat la sentence, et recompensant de sa bourse, l’interest du condamné. Mais il avoit affaire à un accident reparable ; les miens furent pendus irreparablement. Combien ay-je veu de condemnations, plus crimineuses que le crime ?
L’advertissement à chacun de se cognoistre, doit estre d’un important effect, puisque ce Dieu de science et de lumiere le fit planter au front de son temple : comme comprenant tout ce qu’il avoit à nous conseiller. Platon dict aussi, que prudence n’est autre chose, que l’execution de ceste ordonnance : et Socrates, le verifie par le menu en Xenophon. Les difficultez et l’obscurité, ne s’apperçoyvent en chacune science, que par ceux qui y ont entree. Car encore faut il quelque degré d’intelligence, à pouvoir remarquer qu’on ignore : et faut pousser à une porte, pour sçavoir qu’elle nous est close. […] L’affirmation et l’opiniastreté, sont signes expres de bestise.
Et les Roys et les philosophes fientent, et les dames aussi : Les vies publiques se doivent à la ceremonie : la mienne obscure et privée, jouït de toute dispence naturelle : Soldat et Gascon, sont qualitez aussi, un peu subjettes à l’indiscretion. Parquoy, je diray cecy de ceste action : qu’il est besoing de la renvoyer à certaines heures, prescriptes et nocturnes, et s’y forcer par coustume, et assubjectir, comme j’ay faict : Mais non s’assujectir, comme j’ay faict en vieillissant, au soing de particuliere commodité de lieu, et de siege, pour ce service : et le rendre empeschant par longueur et mollesse : Toutesfois aux plus sales offices, est-il pas aucunement excusable, de requerir plus de soing et de netteté ? « Natura homo mundum Et elegans animal est10 ». De toutes les actions naturelles, c’est celle, que je souffre plus mal volontiers m’estre interrompue. J’ay veu beaucoup de gens de guerre, incommodez du desreiglement de leur ventre : Tandis que le mien et moy, ne nous faillions jamais au poinct de nostre assignation : qui est au sault du lict, si quelque violente occupation, ou maladie ne nous trouble.
De craindre les hazards communs, qui regardent une si grande presse ; de n’oser ce que tant de sortes d’ames osent, et tout un peuple, c’est à faire à un cœur mol, et bas outre mesure. La compagnie asseure jusques aux enfans. Si d’autres vous surpassent en science, en grace, en force, en fortune ; vous avez des causes tierces, à qui vous en prendre ; mais de leur ceder en fermeté d’ame, vous n’avez à vous en prendre qu’à vous. La mort est plus abjecte, plus languissante, et penible dans un lict, qu’en un combat : les fiebvres et les caterrhes, autant douloureux et mortels, qu’une harquebuzade : Qui seroit faict, à porter valeureusement, les accidents de la vie commune, n’auroit point à grossir son courage, pour se rendre gendarme. « Vivere, mi Lucilli, militare est11 ».
Si j’avois des enfans masles, je leur desirasse volontiers ma fortune. Le bon pere que Dieu me donna (qui n’a de moy que la recognoissance de sa bonté, mais certes bien gaillarde) m’envoya dés le berceau, nourrir à un pauvre village des siens, et m’y tint autant que je fus en nourrisse, et encores audelà : me dressant à la plus basse et commune façon de vivre : « Magna pars libertatis est bene moratus venter12 ». Ne prenez jamais, et donnez encore moins à vos femmes, la charge de leur nourriture : laissez les former à la fortune, souz des loix populaires et naturelles : laissez à la coustume, de les dresser à la frugalité et à l’austerité ; qu’ils ayent plustost à descendre de l’aspreté, qu’à monter vers elle. Son humeur visoit encore à une autre fin. De me rallier avec le peuple, et cette condition d’hommmes, qui a besoin de nostre ayde : et estimoit que je fusse tenu de regarder plustost, vers celuy qui me tend les bras, que vers celuy, qui me tourne le dos. Et fut cette raison, pourquoy aussi il me donna à tenir sur les fons, à des personnes de la plus abjecte fortune, pour m’y obliger et attacher.
Son dessein n’a pas du tout mal succedé : Je m’adonne volontiers aux petits ; soit pour ce qu’il y a plus de gloire : soit par naturelle compassion, qui peut infiniement en moy. Le party que je condemneray en noz guerres, je le condemneray plus asprement, fleurissant et prospere. Il sera pour me concilier aucunement à soy quand je le verray miserable et accablé.
Nous sommes de grands fols. Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous : je n’ay rien faict d’aujourd’huy. Quoy ? avez-vous pas vescu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. Si on m’eust mis au propre des grands maniements, j’eusse montré ce que je sçavoy faire. Avez vous sceu mediter et manier vostre vie ? vous avez faict la plus grande besoigne de toutes.
Pour se montrer et exploicter, nature n’a que faire de fortune. Elle se montre egallement en tous estages : et derriere, comme sans rideau. Avez-vous sceu composer vos mœurs : vous avez bien plus faict que celuy qui a composé des livres. Avez vous sceu prendre du repos, vous avez plus faict, que celuy qui a pris des Empires et des villes. Le glorieux chef-d’œuvre de l’homme, c’est vivre à propos. Toutes autres choses ; regner, thesauriser, bastir, n’en sont qu’appendicules et adminicules, pour le plus. Je prens plaisir de voir un general d’armée au pied d’une breche qu’il veut tantost attaquer, se prestant tout entier et delivre, à son disner, au devis, entre ses amis. Et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirez à l’encontre de luy, et de la liberté Romaine, desrober à ses rondes, quelque heure de nuict, pour lire et breveter Polybe en toute securité.
Notes
- 1. « Si bien que l’étranger n’est pas tenu pour un homme par autrui » Pline, Hist. nat., VII, I.
- 2. « On ne peut rien dire de si absurde qui ne soit déjà dit par quelque philosophe. » Cicéron, De divinationen II, LVIII – cité par Pascal, Pensées, n° 363 (éd. Brunschvieg).
- 3. Lucrèce, IV, 809-811 :
Vous pouvez l’observer : des objets bien visibles,
Si vous n’y tournez l’âme, ils resteront pour vous
Absents de votre temps et loin dans votre espace. - 4. Perse, I, 5-7 :
Ne suis pas les avis de Rome turbulente,
Ne va pas corriger sa balance faussée,
Et ne cherche pas en dehors de toi-même. - 5. « Pour elles, vivre, c’est penser. » Cicéron, Tusculanes, V, XXXVIIII.
- 6. « Inaccessible à toute passion venant d’elle ou d’autrui. » Tacite, Annales, XIII, XLV.
- 7. « Le monde entier joue la comédie. » Fragment de Pétrone cité par Juste Lipse dans le De constantia.
- 8. « De même que jadis les scandales, les lois sont aujourd’hui un fléau. » Tacite, Annales, III, XXIII.
- 9. « Une souris dans la poix. » Locution latine, recueillie par Érasme, Adages, II, III, 68.
- 10. « Par nature l’homme est un animal propre et délicat. » Sénèque, Épîtres, XCII
- 11. « Vivre, mon cher Lucilius, c’est combattre. » Sénèque, Épîtres, XCVI.
- 12. « Une grande part de la liberté est un ventre bien réglé. » Sénèque, Épîtres, CXXIII.