Peter Handke, La leçon de la Sainte-Victoire
Trad. G.A. Goldschmidt, rév. D. Guebey.
Le grand arc
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Les poètes mentent, peut-on lire chez l’un des premiers philosophes. On pense donc depuis toujours que les mauvaises conditions et les événements néfastes sont le réel ; que les arts ne seraient dès lors fidèles à la réalité que si leur ressort premier est le mal ou le désespoir plus ou moins comique qui en résulte. Mais pourquoi donc ne puis-je plus ni entendre, ni voir, ni lire cela ? Pourquoi donc tout devient-il littéralement noir devant mes yeux lorsque je me mets à écrire ne fût-ce qu’une seule phrase pour me plaindre, pour m’accuser, pour me mettre à nu, moi ou quelqu’un d’autre — à moins que la sainte colère ne s’en mêle ? Je n’écrirai jamais non plus sur le bonheur d’être né ou sur la consolation d’un au-delà meilleur : qu’il faille mourir, ce sera toujours ce qui me guidera, mais ce ne sera plus, espérons-le, mon thème principal.
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Dans un récit que j’avais écrit une décennie auparavant, un paysage, quoique tout à fait plat, se bombait au-devant du héros, si près de lui qu’il paraissait le refouler. Or ce monde de 1974, tout autre, immense et concave, qui délivre le corps du poids qui l’oppresse, à la pensée duquel le corps se libère, ce monde est encore là devant moi, c’est une découverte qu’il me faut transmettre : les pins parasols, ma joie à exister, c’est cela, la réalité qui compte. Les pins parasols, en tout cas, me furent souvent utiles lorsque des entrées de maisons étrangères se bombaient vers moi, le personnage de ce monde d’avant dût-il perdre contenance et présence d’esprit (fautif, on l’est soi-même).
Le plateau du philosophe
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J’avais d’abord marché, indécis, sur la route déserte. (Il n’y avait pas de car pour retourner à Aix.) Puis je décidai de continuer jusqu’à Puyloubier. Pas d’auto sur le trajet. Un silence où le moindre bruit faisait l’effet de mots prononcés. Un léger sifflement partout. Je marchais toujours face à la montagne ; parfois je m’arrêtais sans le vouloir. Dans un évasement de la crête en forme d’auge où le ciel était encore plus bleu, je vis le col idéal. Les hautes prairies sèches s’étendaient jusqu’au pied des flancs rocheux et semblaient comme blanchies par les coquilles d’escargots qui par bancs s’aggloméraient aux brins. Elles formaient un paysage de fossiles dont la montagne jadis avait aussi fait partie ; d’un coup d’œil on redécouvrait son origine, le récif coralien monumental. C’était l’après-midi et le soleil arrivait par le côté ; de l’autre venait un léger vent descendant. Ce qui l’année précédente avait été inscrit sous terre par la charrue levait et jetait une lumière puissante. Les herbes du bord du chemin passaient dans un envol majestueux. Je marchais avec une lenteur délibérée dans le blanc de la montagne. Qu’y avait-il ? Il n’arrivait rien. Et rien n’avait besoin d’arriver. J’étais délivré de toute attente et loin de toute ivresse. La marche régulière, c’était déjà la danse. Le corps étiré que j’étais se trouvait transporté par ses propres pas comme par une litière. Celui-là, danseur-marchant, c’était par exemple moi, qui à cette heure de plénitude exprimait tout à la fois « la forme d’existence par le mode de l’étendue et l’idée de cette forme d’existence », lesquelles selon le philosophe « sont une seule et même chose, exprimées cependant de deux façons différentes » — règle du jeu et jeu de la règle, comme celui qui jadis en Haute-Autriche, marchait pantalons flottants. Oui je savais alors moi-même « qui je suis » — et je sentis qu’un devoir indéterminé en était la conséquence. L’œuvre du philosophe avait d’ailleurs été une Éthique.
La grande forêt
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On entre dans la forêt par le chemin droit et large comme par un véritable portail. La sensation de seuil est quelque chose de calme qui mène au-delà, sans intention. De l’intérieur, la forêt qui au-dehors semble s’étendre dans une plaine, masque le flanc d’une petite colline qui s’étend en direction de l’est (et qu’on voit du champ qui précède la forêt seulement lorsque apparaît la pente couverte de neige)…
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Sur le seuil, entre la forêt et le village où brillent à nouveau les pierres de la voie romaine, une pile de bois encore, recouverte d’une housse en plastique. La pile carrée avec ses cercles sciés est la seule surface claire sur un fond de crépuscule. Devant, on se redresse et on la contemple jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que les couleurs : les formes suivent. Ce sont des canons dirigés vers le spectateur mas qui visent toujours ailleurs. Expiration. Quand on regarde d’une certaine manière, que l’on s’absorbe à l’extrême et que l’attention est à son comble, les interstices du bois s’obscurcissent et dans la pile cela se met à tourner. Elle ressemble d’abord à de la malachite coupée en deux. Puis apparaissent les chiffres du tableau du test des couleurs. Puis il y fait nuit et jour de nouveau. Avec le temps, le tremblement des unicellulaires ; un mur de pierre à Babylone. Puis c’est le tracé des réacteurs, un vol qui englobe tout ; et finalement, dans un unique scintillement, les couleurs montrent sur la pile de bois les traces de pas du premier homme.
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Aspirer de l’air et s’éloigner de la forêt. Retour auprès des hommes aujourd’hui ; retour aux places et aux ponts ; retour aux quais et aux passants ; retour aux terrains de sport et aux informations ; retour aux cloches et aux magasins ; retour à l’or resplendissant, au jeté des plis. à la maison, le regard de deux yeux.