Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Gobineau, Les Pléiades

Livre premier, Chapitre premier. Journal de voyage de Louis de Laudon

De bonne foi, je n’ai jamais aimé que Lucie. Je ne dirai pas que ce sentiment apporte dans ma vie de bien grands troubles, ni qu’il m’arrête en beaucoup de choses, ni qu’il influe notablement sur mes résolutions ou ma conduite ; pourtant je le rencontre dans tous les coins de mon âme où il porte une fraîcheur extrême. C’est un aimable compagnon, mais pas un tyran.

Oh ! mon Dieu ! de son côté, madame de Gennevilliers ne se rend pas fort malheureuse à mon endroit. Je le sais et ne lui en veux nullement pour ce que tout autre appellerait, sans doute, du nom d’indifférence ou de froideur ; ce serait injuste. Elle n’est envers moi ni indifférente ni froide ; au contraire, elle me comprend sans que je me sois jamais expliqué, et voit l’intérieur de mon âme qui ne lui a jamais été étalé, Dieu merci ! Nous sommes deux natures sympathiques, parce que, nous ressemblant, nous n’avons rien à craindre de nos exigences mutuelles. Pourvu qu’elle se sente aimée, elle est contente ; moi, pourvu que j’aime avec un certain degré de retour, et surtout rien d’exagéré, rien de faux, rien d’hypocrite dans ce qu’on me rend, dans ce qu’on m’offre, dans ce qu’on me donne, je n’ai nulle disposition à demander des extravagances, n’étant pas moi-même propre à en faire, et je me contente, et suis heureux de ce qui, pour un autre, ne serait assurément pas assez.

[…]

Encore une fois, ce n’est pas de l’héroïsme, je le sais ; mais pourquoi irais-je m’accabler de travaux que ni les besoins de mon cœur, ni les volontés d’aucun Eurysthée ne m’imposent ? Pourquoi jouer avec moi-même une dangereuse comédie, uniquement pour me guinder jusqu’à des couronnes que je pourrais fort bien manquer et dont, en définitive, je me passe ?

Eh ! puisque je suis fait ainsi, pourquoi mentir ? La sincérité personnelle est une vertu plus rare que l’intempérance amoureuse, et plus virile et plus mâle assurément, et celle-là, je me rends cette justice, je la possède ! Hé bien ! donc, c’est vrai ! la nature m’a doué d’une force essentiellement passive. Je suis contemplatif par essence, et c’est à l’examen des choses que se bornent mes capacités. Je suis, en face des vanités de ce monde, une sorte d’inspecteur aux revues. Je ne me mêle pas à l’escadron des passions, ni à l’infanterie des goûts, ni à l’artillerie des fantaisies, pour conduire les charges des unes, les attaques des autres, les évolutions des troisièmes. Non, je me mets là pour regarder tout, voir ce qui existe, ce qui fonctionne, et, bien que portant l’uniforme de l’armée, du moment que le tapage commence, je n’en suis plus, et mon état est de me tenir à l’écart, de distinguer ce qui tombe d’avec ce qui reste debout et d’en tenir registre. Sans vanité, je ne vois guère que les abeilles auxquelles je puisse justement me comparer. Je butine sur les surfaces.

Livre trois, Chapitre IV.

— Monseigneur, disait Laudon vers la fin du déjeuner, je dois avouer, sans prétendre à me rendre trop intéressant, qu’aucun esprit n’a été tiré à plus de chevaux ni aussi cruellement écartelé que le mien. M. Nore, ici présent, m’assure du matin au soir qu’il est désormais impossible de professer une doctrine politique pratique, attendu que, de nos jours, les États, devenus très-grands, marchent tout seuls en vertu de certaines lois de pesanteur, se cassent sans qu’on puisse les raccommoder, cheminent sans qu’on puisse les arrêter, ou s’embourbent sans qu’il existe un moyen humain de les tirer de la fange. En conséquence, il conclut que, devant des évolutions si fatales, tout intérêt s’évanouit et qu’il n’est que de laisser faire, se garantir, toutefois, d’être écrasé par les soubresauts irréguliers, fréquents dans ces lourdes machines. D’un autre côté, je possède un autre conseiller, lequel professe que, par des moyens d’éducation, par une application constante à faire pénétrer certaines lumières dans les masses les plus nombreuses, les plus opaques, les plus ténébreuses de l’ordre social, on arrivera, à la longue, à modifier tellement leurs instincts, que le règne de la vertu s’établira sur la terre. Il n’y aura, dès lors, plus besoin de compression ; les lois seront des liens fragiles, mais personne ne songera à abuser d’une liberté immense, et quelque chose de doux et de pur comme les sentiments du pays d’Utopie éclairera la vie terrestre.

— Je conçois que deux alternatives aussi différentes vous tiennent en perplexité, répondit le prince, mais je crois remarquer encore un point assez significatif. Il y a une vingtaine d’années, tout le monde se plaignait de vivre dans une époque de doute et de cruel examen. On estimait que rien ne restait solide au fond des consciences. L’existence de Dieu, les différentes variétés de foi religieuse se rattachant à ce dogme, le mérite relatif des constitutions d’état, la monarchie, la république, ne trouvaient plus que des croyants distraits, et une mélancolie universelle envahissait, disait-on, les âmes dévoyées. Byron fut le poëte de cette débilité ; Shelley en était le fanatique. Au fond, je ne crois pas que l’on ait bien vu ce qui se passait. Le monde se détournait de l’idéal, sans doute, mais pour se donner de plus en plus à la vie positive, et, tandis qu’on se plaignait de n’avoir plus de guide, on en suivait un fidèlement ; c’était la passion de la jouissance matérielle, et voici où elle a conduit les hommes : ils croient maintenant, ils croient fermement ; leurs pieds reposent sur un terrain solide, et, désabusés du mysticisme, de la foi au surnaturel, de la poésie du cœur, des grandes visions apocalyptiques de la pensée, ne feignant plus même de chercher les fraternelles étreintes d’une liberté de convention, ils conçoivent une organisation dans laquelle les peuples, bien nourris, bien repus, bien vêtus, bien logés, formeront un vaste, un immense troupeau de bétail, admirablement dirigé, entretenu, engraissé d’après les règles les plus savantes, et seront menés de haut par des pasteurs tout-puissants, devenus des dieux mortels auxquels on ne pourra pas répondre, contre lesquels il sera insensé de discuter, qui auront tous les droits, qui appliqueront toutes les disciplines, et que devront bénir d’un hosannah perpétuel les générations de brutes entretenues par leurs soins. Je ne sais si ce thème réussira, ou, plus sincèrement, je le crois impraticable. Le monde en a eu déjà quelques spécimens dans l’antique Egypte et sous le sceptre des Incas ; mais il a fallu, pour rendre possible l’application de pareils systèmes, des populations homogènes de peuples enfants, et l’Europe moderne contiendra toujours assez de sang bouillant, impatient, généreux ; l’imposition définitive d’un régime aussi stupéfiant n’est donc pas possible. Ce qu’on en verra, ce seront des essais ; les essais avortés mènent aux luttes, les luttes au sang, et le sang, versé de cette manière, à la plus sauvage et à la plus dégradante anarchie.

— C’est ce que je pense, s’écria Nore. Tout sera inutile, sauf la fabrication permanente et assidue d’expédients qui introduiront des moments plus ou moins courts de paix et de repos dans le grand corps malade du monde européen. Les hommes d’état ne seront plus que des manutentionneurs d’emplâtres assez ineffectifs, des distillateurs d’opium, de morphine, de chloral et autres panacées soporifiques, et, au bout de quelques mois, de quelques années, ils verront leur patient retomber dans les convulsions. Croyez-moi, Laudon, ce ne sont pas les petits livrets moraux de M. de Gennevilliers et de ses pareils, ni leurs conférences pieuses, ni leurs prédications, ni leurs prédicateurs, qui arrêteront les progrès d’un mal dont le nom seul montre le caractère incurable, car ce mal n’est autre que la sénilité.