George Eliot, Middlemarch
Trad. Sylvère Monod.
Livre I. Mademoiselle Brooke
Ch. II
[…] Il était fait d’une excellent pâte humaine, et il avait le rare mérite de se rendre compte que ses talents, même si on leur laissait la bride sur le cou, ne mettraient pas le feu au plus petit cours d’eau du comté ; c’est pourquoi lui souriait l’idée d’une épouse à laquelle il pourrait dire : « Qu’allons-nous faire ? » sur tel ou tel sujet, qui saurait donner à son mari des arguments pour l’aider à se tirer d’affaire, et qui aurait en outre les titres fonciers requis pour ce faire. Quant à la piété excessive qu’on alléguait à l’encontre de Mlle Brooke, il se faisait une idée très floue de sa nature ; il pensait qu’elle s’éteindrait après le mariage. Bref, il avait l’impression de nourrir un amour judicieux, et il était prêt à subir une bonne dose de cette autorité qu’un homme, en fin de compte, peut toujours mater quand il le veut. Sir James n’était pas du tout sûr qu’il aurait jamais envie de mater l’autorité de cette belle jeune personne dont l’intelligence le réjouissait. Pourquoi pas ? Un esprit d’homme — si infime qu’il soit — a toujours l’avantage d’être masculin — de même que le plus petit des bouleaux est d’une essence supérieure au palmier le plus élancé — et son ignorance elle-même est d’une qualité plus solide. Sir James n’eût peut-être pas été capable d’inventer cette évaluation ; mais une Providence bienveillante fournit à la personnalité la plus flasque un peu de colle ou d’amidon sous forme de tradition.
Ch. III
Mlle Brooke fondait ses raisonnements sur des mots et des penchants avec tout aussi peu d’hésitation que les autres jeunes personnes de son âge. Les signes sont de petits faits mesurables, mais les interprétations sont illimitées, et chez les jeunes filles au naturel tendre et ardent, tout signe est capables de faire surgir un émerveillement, un espoir, une confiance, vastes comme le ciel, mais empruntant leur couleur à la diffusion d’une quantité infinitésimale de connaissances. Elles ne conduisent pas toujours à de trop grossières erreurs ; car Sinbad lui-même a pu tomber par un heureux hasard sur une description véridique, et il arrive que des raisonnements faux amènent de pauvres mortels à des conclusions justes : partant d’un point très éloigné du vrai et progressant à grand renfort de boucles et de zigzags, nous atteignons parfois l’endroit précis où nous devrions nous trouver. Du fait que Mlle Brooke s’était trop pressée d’accorder sa confiance, il ne découle pas clairement que M. Casaubon en ait été indigne.
[…]
En vérité, M. Casaubon n’avait pas l’habitude de se voir contraint de répéter ou de modifier ses déclarations de nature pratique ou personnelle. S’il avait soigneusement énoncé certains penchants le 2 octobre, il lui paraissait suffisant, pour s’y référer, de citer cette date ; car il en jugeait d’après le modèle de sa propre mémoire, qui était un volume où un vide supra pouvait tenir lieu de répétition, et ne ressemblait pas à l’habituel cahier de buvard longtemps utilisé, qui parle seulement d’écrits oubliés. Mais dans le cas présent les confidences de M. Casaubon ne risquaient pas d’être déformées, car Dorothea écoutait et retenait ses propos avec l’ardent intérêt d’un jeune être frais émoulu, pour qui tout élément de variété dans l’expérience fait époque.
Ch. VI
« Toutefois, dit Mme Cadwallader, d’abord pour elle-même et plus tard à son mari, je me désintéresse d’elle ; elle avait une chance, en épousant Sir James, de devenir une femme raisonnable et de bon sens. Il ne l’aurait jamais contredite et, quand une femme n’est pas contredite, elle n’a aucune raison de s’obstiner dans ses absurdités … »
Ch. XI
La société provinciale d’autrefois avait sa part de ces mouvements subtils : elle ne connaissait pas seulement ses chutes spectaculaires, ses brillants jeunes dandys membres des professions libérales qui finissaient par vivre au fond d’une courette avec pour tout établissement une souillon et six enfants, mais aussi ces vicissitudes moins marquées qui déplacent sans cesse les frontières des relations sociales et engendrent un sentiment nouveau d’interdépendance. Certains glissaient un peu sur la pente ; d’autres prenaient pied un peu plus haut : des gens avaient une prononciation vulgaire et faisaient fortune ; des gentlemen raffinés se présentaient aux élections législatives ; certains étaient pris dans des courants politiques, d’autres dans des courants ecclésiastiques, et ils pouvaient se trouver regroupés de surprenante façon par voie de conséquence ; tandis qu’un petit nombre de personnages et de familles qui avaient résisté à toutes ces fluctuations avec la fermeté du roc se mettaient lentement à présenter de nouveaux aspects en dépit de leur solidité, et évoluaient grâce au double changement survenu dans leur être et chez les observateurs.
Ch. XII
[…] De petits détails donnaient à chaque pièce de terre sa physionomie particulière ; ils sont chers aux yeux qui les ont contemplés depuis l’enfance : la mare dans un coin où l’herbe était humide et où les arbres se penchaient pour murmurer ; le chêne majestueux ombrageant un endroit dénudé au milieu de la pâture ; le haut talus où poussaient les frênes ; la brusque déclivité de la marnière qui forme un arrière-plan rouge pour la bardane ; les toits et les meules agglutinés de la ferme sans voie d’accès discernable ; la barrière grise et les claies devant les profondeurs du bois avoisinant ; et la cahute isolée, avec son très vieux chaume bosselé de protubérances et de vallées moussues où jouent de prodigieuses variations de lumière et d’ombre comme nous allons plus tard dans la vie en cherchant au loin dans nos voyages, comme nous en trouvons alors à plus grande échelle, mais sans plus de beauté.
Livre II. Vieux et jeunes
Ch. XV
[…] Car le médecin de famille de tout un chacun était remarquablement intelligent et il allait sans dire qu’il possédait une incalculable adresse dans le traitement et la mise au pas des maladies les plus capricieuses et les plus vicieuses. La preuve de son intelligence était de l’ordre de l’intuitio supérieure, car elle résidait dans la conviction inébranlable de ses clientes et ne pouvait être affectée par aucune objection, sinon qu’à leurs intuitions s’en opposaient d’autres, tout aussi puissantes ; toutes les dames qui trouvaient la vérité médicale chez Wrench avec son « système fortifiant » tenaient Toller et son « système réducteur » pour une abomination médicale. En effet, l’époque héroïque des saignées copieuses et des vésicatoires n’avait pas encore pris fin, non plus que l’époque des théories globales, où la maladie en général était appelée d’un nom très insultant et traitée en conséquence sans tergiversations : si par exemple on la désignait comme une insurrection, il ne fallait pas déclencher contre elle un tir à blanc, mais prélever immédiatement son sang. Tous, fortificateurs et réducteurs, étaient des hommes « habiles » aux yeux de quelqu’un, et l’on n’en saurait vraiment dire davantage de n’importe quel talent vivant. Nulle imagination ne s’était aventurée à supposer que M. Lydgate pût en savoir aussi long que le docteur Sprague ou le docteur Minchin, les deux seuls médecins qui pouvaient offrir quelque espoir en cas de danger extrême, quand le plus petit espoir valait une guinée. Pourtant, je le répète, l’impression générale voyait en Lydgate quelqu’un d’un peu plus exceptionnel que n’importe quel omnipraticien de Middlemarch. Et c’était vrai. Il n’avait que vingt-sept ans ; or à cet âge beaucoup d’hommes ne sont pas tout à fait ordinaires — à cet âge ils espèrent faire quelque chose, ils sont résolus à résister, convaincus que jamais Mammon ne les bridera ni ne fera d’eux sa monture, mais que ce même Mammon, s’ils ont jamais affaire à lui, sera plutôt attelé à leur char.
Ch. XVIII
[…] Au terme de son débat intérieur, quand il partit pour l’hôpital, ce qu’il espérait vraiment, c’est que la discussion allait peut-être éclairer la question d’un jour nouveau et faire pencher la balance de façon à éliminer la nécessité d’un vote. Je crois1 qu’il se fiait également plus ou moins à l’énergie qu’engendrent les circonstances, à l’un de ces sentiments qui jaillissent avec chaleur et facilitent la décision, alors que le débat de sang-froid ne fait que la rendre plus ardue.
Ch. XIX
Alors que George IV régnait encore sur sa retraite de Windsor, que le duc de Wellington était premier ministre et M. Vincy maire de l’antique municipalité de Middlemarch, Mme Casaubon, née Dorothea Brooke, était partie pour Rome en voyage de noces. À cette époque le monde en général était de quarante ans moins bien informé sur le bien et le mal qu’il ne l’est à présent. Les voyageurs n’avaient pas souvent la tête ou les poches pleines de renseignements complets sur l’art chrétien ; le plus brillant critique anglais de ce temps prenait lui-même la tombe encombrée de fleurs de la Vierge après son assomption pour un vase ornemental dû à l’imagination du peintre. Le romantisme, qui a contribué à combler d’amour et de savoir certains espaces vides, n’avait pas encore fait pénétrer son levain dans l’époque pour devenir la nourriture de tous ; il fermentait encore en tant qu’enthousiasme vigoureux et clair chez certains artistes allemands aux cheveux longs résidant à Rome, et les jeunes gens d’autres nations qui travaillaient ou fainéantaient près d’eux se laissaient parfois emporter par le mouvement en cours d’expansion.
Ch. XX
[…]
Le poids de cette Rome inintelligible peut être facile à supporter pour de brillantes nymphes lorsqu’elle constitue seulement l’arrière-plan du pique-nique splendide qu’est une société anglo-étrangère ; mais Dorothea n’était aucunement armée contre les impressions profondes. Ruines et basiliques, palais et colosses, plantés au beau milieu d’un présent sordide, où tout ce qu’il y avait de vivant et de chaleureux paraissait englué dans la profonde dégénérescence d’une superstition détachée de toute vénération ; la vie titanesque moins claire mais pourtant ardente qui vous contemple et lutte sur les murs et les plafonds ; les longues perspectives de formes blanches dont les yeux de marbre avaient l’air de contenir la lumière monotone d’un monde étranger ; tout cet immense naufrage d’idéaux ambitieux, sensuels et spirituels, confusément mélés aux signes de l’oubli et de la dégradation chez les vivants, commença par choquer Dorothea comme une secousse électrique, puis s’imposa à elle avec la sensation douloureuse due à une pléthore d’idées confuses qui interrompt le flux des émotions. Des formes tantôt pâles, tantôt lumineuses s’emparèrent de sa jeune intelligence et s’inscrivirent dans sa mémoire même quand elle ne pensait plus à elles, donnant naissance à d’étranges associations d’idées qui devaient persister dans la suite de son existence. Nos humeurs ont tendance à s’accompagner d’images qui se succèdent comme les vues offertes par la lanterne magique d’un assoupissement ; ainsi, dans certains états de morne tristesse Dorothea continua-t-elle toute sa vie à voir l’immensité de Saint-Pierre, l’énorme baldaquin de bronze, les intentions vigoureuses exprimées dans les attitudes et les vêtements des prophètes et des évangélistes sur les mosaïques placées au-dessus, et les draperies rouges qu’on accrochait pour Noël et qui se répandaient partout comme une maladie de la rétine.
[…]
… Aux oreilles de M. Casaubon, la voix de Dorothea fit retentir avec une force insistante l’écho de ces insinuations étouffées de la conscience que l’on pouvait s’expliquer comme de simples imaginations, l’illusion d’une sensibilité excessive ; quand de telles insinuations sont clairement répétées de l’extérieur, elles provoquent toujours une résistance et sont tenues pour cruelles et injustes. Nous sommes irrités même par l’acceptation complète de nos aveux humiliants ; combien plus le sommes-nous en entendant formuler en termes rigoureux et précis par les lèvres d’un observateur proche ces murmures confus que nous nous efforçons de considérer comme morbides et contre lesquels nous luttons comme s’ils représentaient l’approche de l’engourdissement ! Or, ce cruel accusateur extérieur était là sous la forme d’une épouse — que dis-je ? d’une jeune mariée qui, au lieu d’observer l’abondance de ses grattements de plume sur un océan de papier avec la vénération inconditionnelle d’un canari à l’esprit raffiné, avait l’air de se présenter en espionne qui surveillait toute chose avec la capacité malfaisante d’en tirer des conclusions. Là, dans ce secteur précis de l’horizon, M. Casaubon avait une sensibilité capable de rivaliser avec celle de Dorothea, et aussi prompte à imaginer plus que la réalité. Il avait précédemment remarqué avec approbation la capacité qu’elle avait d’accorder sa vénération à bon escient ; il eut alors soudaint le pressentiment terrifiant que cette capacité risquait d’être remplacée par la présomption, la vénération par la plus exaspérante de toutes les critiques — celle qui aperçoit vaguement un grand nombre de nobles fins sans avoir la moindre idée de ce qu’il en coûte de les atteindre.
Ch. XXI
« … Il y a assez peu de peintures auxquelles je puisse prendre un vrai plaisir. Tout d’abord, entrant dans une salle dont les murs sont couverts de fresques, ou de tableaux précieux, j’éprouve une sorte de vénération — comme un enfant assistant à de grandes cérémonies accompagnées de costumes et de cortèges somptueux ; j’ai l’impression d’être en présence d’une vie supérieure à la mienne. Mais quand je commence à examiner les tableaux un par un, la vie s’en retire, ou alors c’est quelque chose de violent et qui m’est étranger. Ce doit être à cause de mon insensibilité. J’en vois trop d’un seul coup, sans en comprendre la moitié. Cela vous donne toujours l’impression d’être stupide. Il est possible de s’entendre dire que tel objet est splendide et de ne pas pouvoir sentir qu’il l’est — c’est un peu comme d’être aveugle, quand les gens parlent du ciel.
— Oh ! une grande partie de la sensibilité à l’art doit être acquise », dit Will. (il était désormais impossible de mettre en doute la sincérité des aveux de Dorothea.) « L’art est une langue ancienne qui comprend beaucoup de styles artificiels et affectés ; aussi la principale satisfaction qu’on retire du fait de les connaître est-elle parfois le simple sentiment d’être savant. Je goûte énormément toutes les œuvres d’art qu’on trouve ici ; mais j’imagine que si je pouvais analyser mon plaisir, je m’apercevrais qu’il est fait de nombreux fils différents. Le fait de barbouiller soi-même un peu y entre pour quelque chose, et d’avoir donc une idée de la technique.
— Vous avez sans doute l’intention d’être peintre ? demanda Dorothea, dont la sollicitude prenait une nouvelle orientation. Vous voulez faire de la peinture votre profession. M. Casaubon sera content d’apprendre que vous avez fait choix d’une profession.
— Oh ! non, non, dit Will, assez froidement. J’ai tout à fait décidé le contraire. C’est une vie trop limitée. J’ai beaucoup fréquenté les peintres allemands ici ; je suis venu de Francfort en compagnie de l’un d’eux. Certains sont des hommes de qualité, et même brillants — Mais je n’aimeraisk pas me laisser entraîner à considérer le monde comme eux, uniquement du point de vue de l’atelier.
Ch. XXII
[…]
— Vous êtes hérétique, je le crains, en matière d’art en général. Comment cela se fait-il ? Je vous aurais crue très sensible à la beauté dans tous les domaines.
— Je pense qu’il y a beaucoup de choses qui me laissent froide, dit Dorothea avec simplicité. J’aimerais rendre la vie belle — je veux dire la vie de tout le monde. Et puis toute cette débauche d’art, qui a un peu l’air de rester extérieur à la vie et de ne pas la rendre meilleure pour tout le monde, cela fait de la peine. Le plaisir que je prends à une chose quelconque est gâté quand j’ai lieu de penser que la plupart des gens en sont exclus.
— J’appelle cette attitude le fanatisme de la sympathie, dit impétueusement Will. Vous pourriez en dire autant du paysage, de la poésie, de tout ce qui est raffiné. Pour être fidèle à ce principe, vous devriez vous sentir malheureuse de votre propre vertu et vous livrer au vice afin de ne pas avoir l’avantage sur autrui. La vraie piété consistek à jouir des choses — quand on le peut. C’est ainsi qu’on fait le maximum pour préserver la réputation de la terre en tant que planète agréable. Et la jouissance rayonne. Rien ne sert d’essayer de prendre soin du monde entier ; il en est pris soin chaque fois que vous en éprouvez un plaisir — dû à l’art ou à n’importe quoi. Voudriez-vous muer la jeunesse du monde entier en chœur tragique, qui se lamenterait et moraliserait sur la souffrance ? Je vous soupçonne de nourrir une croyance erronée aux vertus de la souffrance, et de vouloir faire de votre vie un martyre. »
Livre IV. Trois amours en difficulté
Ch. XXXIV
[…]
Tous, sans exception, nous sommes imaginatifs d’une manière ou d’une autre, car les images sont l’engeance du désir ; le pauvre vieux Featherstone, s’il s’était tant moqué de la façon dont les autres se berçaient d’illusions, ne s’était pas soustrait à leur confrérie. En couchant par écrit le programme de la cérémonie, il ne se rendait certes pas clairement compte que le plaisir pris par lui au petit drame dont faisaient partie les obsèques se bornerait à une dégustation anticipée. En gloussant à la pensée des vexations qu’il pourrait infliger par l’impitoyable étreinte de sa main de mort, il mêlait inévitablement sa prise de conscience à cette présence livide et figée ; et dans la mesure où il se préoccupait d’une vie future, elle consistait en plaisir goûté du fond de son cercueil. Le vieux Featherstone était donc bien, à sa manière, un imaginatif.
[…]
Sans ses visiteurs, Dorothea aurait pu se trouver elle aussi enfermée dans la bibliothèque ; en ce cas elle n’eût pas assisté au spectacle de l’enterrement du vieux Featherstone ; l’événement, si détaché qu’il parût être du cours de sa vie, lui revint à l’esprit par la suite chaque fois que sa mémoire abordait certains points sensibles, tout comme l’image de Saint-Pierre à Rome se mêlait à la trame de ses moments d’abattement. Des scène marquant des changements essentiels dans la vie de notre prochain ne forment que l’arrière-plan de la nôtre ; néanmoins, tel un aspect particulier des champs et des arbres, elles s’associent pour nous à des époques de notre histoire personnelle, et sont une partie de cette unité constituée par un choix de nos émotions les plus poignantes.
L’association, comme en rêve, d’un élément extérieur et mal compris aux secrets les plus profonds de son expérience parut refléter chez Dorothea ce sentiment de solitude dû à l’ardeur même de sa nature …
Ch. XXXVII
[…]
Chez Will existait bien l’intention de toujours se montrer généreux, mais notre langue agit comme une petite gâchette qui se trouve généralement libérée avant que ne puissent intervenir nos intentions permanentes. Il lui paraissait par trop intolérable que l’hostilité de Casaubon envers lui ne fût pas clairement expliquée à Dorothea. Néanmoins, après avoir parlé, il éprouva quelque inquiétude quant à l’effet produit sur elle.
Ch. XXXIX
[…]
M. Brooke descendit de voiture devant la barrière de la cour de ferme et Dorothea poursuivit sa route. Les choses nous paraissent prodigieusement plus laides dès que nous subodorons qu’on nous blâme à leur propos. Il n’est pas jusqu’à notre propre corps aperçu dans la glace qui ne puisse changer d’aspect à nos yeux une fois que nous avons entendu une observation sans détour sur ses traits les moins admirables ; en revanche, on s’étonne de voir avec quelle facilité la conscience s’accommode de nos abus aux dépens des gens qui ne se plaignent jamais et n’ont personne pour se plaindre à leur place. La ferme de Dagley n’avait jamais encore paru si lugubre à M. Brooke que ce jour-là, où il avait l’esprit endolori par les critiques de la Trompette, relayée par Sir James.
Livre V. La main de la mort
Ch. XLVIII
… Sans doute une erreur vigoureuse, vigoureusement entretenue, a parfois maintenu en vie des embryons de vérités ; la quête de l’or constituant en même temps une mise en question des substances, le corps de la chimie se prépare à accueillir son âme et Lavoisier apparaît. Néanmoins la théorie de M. Casaubon sur les éléments qui formaient le germe de toute tradition ne risquait pas de buter sur des découvertes inopinées ; elle flottait parmi des conjectures indécises, aussi peu substantielles que certaines étymologies jugées probables à cause de ressemblances phonétiques, jusqu’au jour où l’on démontre que les ressemblances phonétiques les excluent : sa méthode d’interprétation n’était pas mise à l’épreuve par la nécessité d’établir un système qui dût se frotter à des réalités plus précises qu’une conception détaillée de Gog et Magog ; elle ne risquait pas plus d’être arrêtée qu’un projet de relier les astres par des fils. Or, Dorothea avait bien souvent dû tenir en bride son impatience et sa lassitude devant ces contestables tentatives pour résoudre des énigmes, quand elle les voyait se substituer à une collaboration dans les hautes sphères du savoir qui pût rendre la vie plus digne d’être vécue ! Elle comprenait assez bien désormais pourquoi son mari en venait à se cramponner à elle, parce qu’elle constituait peut-être son ultime espoir que ses travaux pussent jamais prendre une forme permettant de les présenter au monde. Au début il avait donné l’impression de vouloir tenir sa femme elle-même à l’écart de toute connaissance approfondie de ce qu’il faisait ; mais petit à petit la terrible rigueur d’un besoin humain… la perspective d’une mort prématurée…
Ch. LII
[…] « L’aspect le plus satisfaisant, Camden, c’est que tu as mérité cette nomination.
— Quand on obtient un poste avantageux, mère, c’est surtout après la nomination qu’on doit la mériter », dit le fils, débordant de plaisir, qu’il n’essayait pas de cacher. La joie qui se lisait sur son visage appartenait à cette espèce active qui paraît posséder assez d’énergie, non seulement pour éclater au-dehors, mais aussi pour illuminer un foisonnement de visions intérieures : on avait l’impression de voir dans ses regards des pensées en même temps que du plaisir.
Livre VI. La veuve et l’épouse
Ch. LV
[…]
— Ma chère Celia, dit Lady Chettam, une veuve doit porter le deuil au moins un an.
— Pas si elle se remarie plus tôt », dit Mme Cadwallader, qui prenait un certain plaisir à choquer sa bonne amie la douairière. Sir James fut contrarié et se pencha pour jouer avec le chien maltais de Celia.
« Cela arrive très rarement, j’espère », dit Lady Chettam, sur un ton destiné à mettre en garde contre de tels événements. « Aucune de nos amies ne s’est compromise de cette façon sauf Mme Beevor, et elle affligea beaucoup Lord Grinsell en le faisant. Son premier mari était désagréable, ce qui rendait la chose encore plus surprenante. Elle en fut d’ailleurs cruellement punie. On dit que le capitaine Beevor la traînait par les cheveux et la menaçait de pistolets chargés.
— Ah ! si elle a fait le mauvais choix ! » dit Mme Cadwallader, décidément d’humeur perverse. En ce cas le mariage ne vaut jamais rien, qu’il s’agisse du premier ou du second. La priorité n’est pas un grand avantage pour un mari qui n’en possède pas d’autre. J’aimerais mieux un bon second mari qu’un médiocre premier.
Ma chère, vous vous laissez emporter par votre langue astucieuse, dit Lady Chettam. Je suis sûre que vous seriez la dernière à vous remarier prématurément, si notre chez recteur disparaissait.
— Oh ! je ne m’engage à rien ; des raisons économiques pourraient m’y contraindre. Le remariage est légal, je crois ; sans quoi nous ferions aussi bien d’être hindoues et non chrétiennes. Bien sûr, une femme qui fait le mauvais choix doit en subir les conséquences, et celle qui commet deux fois cette erreur mérite son sort. Mais si elle peut épouser un homme bien né, beau et brave… le plus tôt est le mieux.
— Je trouve notre sujet de conversation fort mal choisi, dit Sir James, avec une expression de répugnance. Si nous en changions ?…
— Pas pour moi, Sir James, dit Dorothea, résolue à ne pas laisser passer cette occasion de se libérer de certaines allusions obliques à d’excellents partis. Si vous en parlez en pensant à moi, je peux vous assurer qu’aucune question ne saurait être plus indifférente ou impersonnelle à mes yeux que le remariage. Cela ne me concerne pas davantage que si nous parliez de femmes qui s’adonnent à la chasse à courre : qu’il y ait lieu ou non de les admirer, je ne les imiterai pas. Laissez donc Mme Cadwallader se divertir sur ce sujet comme sur tous les autres.
Ch. LXI
Les services qu’il pouvait rendre à la cause de la religion avaient été au long de sa vie la raison qu’il s’assignait pour choisir sa ligne de conduite ; elle avait constitué le motif qu’il déversait dans ses prières. Qui ferait de son argent et de sa position meilleur usage qu’il ne voulait le faire ? Qui le surpasserait en mépris pour lui-même et en glorification de la cause de Dieu ? Or, pour M. Bulstrode la cause de Dieu se distinguait clairement de la rectitude de sa propre conduite : elle le contraignait à distinguer les ennemis de Dieu, qu’il fallait utiliser comme de simples instruments et à qui il valait mieux, si possible, interdire l’accès à l’argent et à l’influence qui en découle. De plus, des investissements avantageux dans des affaires où se déployait avec une diligente habileté la puissance du prince de ce monde se trouvaient sanctifiés par le bon emploi des bénéfices entre les mains du serviteur de Dieu.
Ce raisonnement implicite n’est pas dans son essence plus caractéristique de la foi évangélique que l’utilisation de grands mots pour désigner des motifs mesquins n’est caractéristique des Anglais. Toute doctrine générale peut ronger notre moralité si elle n’est tenue en respect par l’habitude invétérée de vivre en sympathie absolue avec tous les individus.
Cependant un homme qui croit à autre chose qu’à sa propre cupidité possède nécessairement une conscience ou une norme à laquelle il s’adapte plus ou moins. La norme de Bulstrode avait été son utilité au service de la cause de Dieu : « Je suis pécheur, je suis nul… simple vaisseau à consacrer par l’usage… mais qu’on se serve de moi ! » C’est dans ce moule qu’il avait contraint à se couler son immense besoin d’être quelqu’un d’important et de dominateur. Et voilà que venait le moment où ce moule paraissait en danger d’être brisé et complètement rejeté.
Notes
- 1. Le “je” souligné par moi – D.G.