Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

Page web  : http://www.dg77.net/pages/passages/duhamel_jbs.htm


   D o m i n i q u e   G u e b e y    J u n g l e      Les belles lettres

Georges Duhamel, Le Jardin des bêtes sauvages

Ed. Mercure de France – 1933

Chap. V

[…] C’est dans notre voisinage immédiat que se sont toujours déclarés nos quelques amis. Les demoiselles Segrédat habitaient le logement voisin du nôtre. Elles étaient trois, deux nièces et leur tante, personne antique, presque aveugle qui ressemblait étonnamment au portrait que Dürer nous a laissé de sa mère. Cette ressemblance est, à vrai dire, devenue plus vive, avec les années, car le portrait, toujours présent, supplante un souvenir à l’agonie.

Chap. VII

Si le poète a raison, si l’éternité réserve à la personne humaine une métamorphose sublime, se peut-il qu’elle fasse, un jour, sortir de l’ombre quelque visage de ma mère que je ne connaîtrais pas encore ? Ne va-t-elle pas plutôt, pour sa besogne d’embaumeuse, élire un des fantômes familiers qui se promènent dans mes songes ?

Je vois trois statues de ma mère. Et le mot de statue n’est pas, je le dis, présomptueux, pour ce que signifiait au monde cette personne humiliée.

La mère de ma petite enfance est, tout entière, assentiment, extase, don et pardon. Parfait don de soi et total pardon de toute offense. Elle est jeune encore, mais courbée vers des travaux sans fin, des douleurs acceptées dans l’enthousiasme et savourées comme les nourritures de l’âme.

S’élève ensuite une figure plus austère. Non pas moins pure, non pas moins tendre, mais roidie contre le vent. C’est le visage de l’été. Toute la ramure est pesante de fruit. Elle va fléchir, craquer peut-être. Quel effort de chaque fibre pour ne pas laisser périr l’épuisant, le pesant fardeau ?

Et c’est plus tard, bien plus tard, que surgit la troisième personne. Elle n’est pas, comme on le pourrait croire, usée par les défaites, ruinée dans sa substance et dans sa foi, mais, au contraire, confirmée dans la majesté des vieilles régences, dans la victoire obstinée des traditions, des mensonges réconfortants, des fables purificatrices.

Que l’éternité choisisse la première ou la dernière de ces images ? Pour l’autre, la souffrance, si je la fais vivre ici, c’est peut-être dans l’espoir de la bercer, de l’endormir, de l’ensevelir enfin dans le consolant sommeil.

Construire un pont, discerner une loi de la nature, composer un livre, ordonner une symphonie, voilà de grands et difficultueux travaux. Faire une famille, la réchauffer sans cesse, l’étreindre jusqu’aux suprêmes démembrements, c’est une œuvre d’art aussi, la plus fuyante, la plus décevante de toutes. Combien de fois ai-je découvert, dans un visage de femme, cette pensée opiniâtre, cette pensée presque toujours muette et qui travaille à tâton, et qui, souvent, demeure ignorante d’elle-même ?