Charles Dickens, L’ami commun
Ed. Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, trad. Lucien Carrive et Sylvère Monod.
Livre I
Chapitre XI — Podsnapperie
Ayant ainsi le bonheur de connaître son mérite et son importance, M. Podsnap résolut que tout ce qu’il rejetait de son existence, il l’anéantissait. Il y avait quelque chose de noblement concluant — pour ne pas dire de magnifiquement commode — dans cette façon de se débarrasser des choses désagréables, qui vait largement contribué à placer très haut M. Podsnap dans le contentement de M. Podsnap. « Je ne veux rien en connaître, il ne me plaît pas d’en discuter ; je ne l’admet pas ! » M. Podsnap avait même contracté un certain geste large du bras droit à force de déblayer fréquemment le monde de ses problèmes les plus ardus, en les repoussant loin de sa personne (et par conséquent dans le néant), en prononçant ces mots avec un visage empourpré. Car ces problèmes l’offensaient.
Le monde de M. Podsnap n’était pas très grand, moralement, non, ni même géographiquement ; en effet, ses affaires avaient beau reposer sur le commerce avec d’autres pays, il considérait que ces autres pays avaient, à cette importante réserve près, tort d’exister, et à propos de leurs mœurs et de leurs coutumes il déclarait d’un ton définitif : « Ce n’est pas anglais ! » et passez muscade ! d’un large moulinet du bras et d’une rougeur du visage, ils étaient rejetés dans le néant. En dehors de ces pays, le monde se levait à 8 heures, se rasait de près à 8 heures et quart, prenait le petit déjeuner à 9 heures, se rendait dans la Cité à 10 heures, rentrait chez lui à 5 heures et demie, et dînait à 7 heures. L’idée que se faisait M. Podsnap des arts dans leur totalité pourrait ainsi s’exprimer. La littérature : de gros caractères qui décrivent respectueusement comment on se lève à 8 heures, on se rase de près à 8 heures et quart, on prend le petit déjeuner à 9 heures, on se rend dans la Cité à 10 heures, on rentre chez soi à 5 heures et demie, et on dîne à 7 heures. La peinture et la sculpture : des modèles et des portraits représentant des adeptes de l’art de se lèver à 8 heures, de se raser de près à 8 heures et quart, de prendre le petit déjeuner à 9 heures, de se rendre dans la Cité à 10 heures, de rentrer chez soi à 5 heures et demie, et de dîner à 7 heures. La musique : une exécution convenable (sans variations) sur instruments à corde et à vent, exprimant de façon posée comment on se lève à 8 heures, on se rase de près à 8 heures et quart, on prend le petit déjeuner à 9 heures, on se rend dans la Cité à 10 heures, on rentre chez soi à 5 heures et demie, et on dîne à 7 heures. Rien d’autre ne doit être permis à ces vagabonds que sont les arts, sous peine d’excommunication. Rien d’autre ne doit exister au monde — nulle part !
Livre II
Chapitre premier — Où l’on parle d’éducation
Bradley Headstone, avec sa redingote et son gilet noirs corrects, et sa chemise blanche correcte et sa solennelle cravate noire correcte, et son pantalon de marengo correct, et sa montre d’argent correcte dans sa poche, et sa chaîne de montre en crin correcte qui passait autour de son cou, paraissait un jeune homme de vingt-six ans, absolument correct. Jamais on ne le voyait avec d’autres vêtements, et il y avait pourtant une certaine raideur dans sa maniére de porter ceux-ci, comme s’il y avait entre eux et lui un défaut d’adaptation qui faisait penser à certains mécaniciens endimanchés. C’est mécaniquement qu’il avait acquis en abondance un savoir pour enseignants. Il savait cacluler de tête mécaniquement, déchiffrer un air mécaniquement, jouer de différents instruments à vent mécaniquement, et même jouer du grand orgue d’église mécaniquement. Dès sa petite enfance, son intelligence avait été un lieu d’emmagasinage mécanique. Le rangement de son entrepôt de marchandises en gros, fait de façon à être toujours capable de répondre aux demandes des détaillants — l’histoire ici, la géographie là, l’astronomie à droite, l’économie politique à gauche, l’histoire naturelle, la physique, la géométrie, la musique, les mathématiques éalémentaires, etc. chaque chose à sa place —, ce souci perpétuel avait donné à son expression un air soucieux ; tandis que l’habitude d’ d’interroger et d’être interrogé lui avait donné une attitude soupçonneuse, ou une attitude qu’on exprimerait mieux en disant qu’il avait l’air d’être à l’affût. Il y avait une sorte d’inquiétude à demeure sur son visage. C’était le visage qui appartient à une intelligence naturellement lente ou distraite qui avait peiné de toutes ses forces pour arriver à ce qu’elle avait peiné de toutes ses forces pour arriver à ce qu’elle avait obtenu, et qui devait s’y accrocher maintenant qu’elle l’avait. Il avait toujours l’air d’être en train de craindre que quelque chose se soit perdu dans son entrepôt mental, et d’en vaire l’inventaire pour se rassurer.