Le web de Dominique Guebey – Les belles lettres

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Ivo Andric, Le Pont sur la Drina

Ed. Belfond, traduit du Serbo-Croate par Pascale Delpech

XIV

La vie dans la bourgade près du pont était de plus en plus animée, elle paraissait plus organisée et plus riche et trouvait peu à peu une cadence régulière et un équilibre nouveau, cet équilibre auquel aspire toute vie, partout et depuis toujours, mais que l'on n'atteint que rarement, partiellement et de façon éphémère.

Les villes lointaines et inconnues de nous où vivaient les souverains et d'où l'on administrait alors ces régions connaissaient à cette époque-là - le dernier quart du XIXe siècle - une de ces rares et brèves périodes d'accalmie dans les relations entre les hommes et les évènements de la vie sociale. Quelque chose de ce calme se faisait sentir jusque dans ces contrées reculées, de même que le grand silence de la mer se perçoit dans les vallées les plus éloignées.

Ce furent ces trois décennies de prospérité relative et de paix apparente, sous François-Joseph, au cours desquelles de nombreux Européens pensèrent détenir la formule infaillible pour réaliser le rêve séculaire d'un épanouissement complet et heureux de la personnalité dans la liberté universelle et le progrès, le XIXe siècle étalant aux yeux de millions de gens ses bienfaits variés et trompeurs, créant ainsi une illusion de confort, de sécurité et de bonheur pour tous et pour chacun, à des prix abordables et même à tempérament. Dans cette bourgade perdue de Bosnie, seuls parvenaient des échos amortis de cette vie du XIXe siècle, et ce dans la mesure et sous la forme que ce milieu oriental arriéré pouvait admettre, les comprenant et les appliquant à sa façon.

Lorsque furent passées les premières années de méfiance, de confusion et d'hésitation, lorsque disparut ce sentiment de provisoire, la ville commença à trouver sa place dans le nouvel ordre des choses. Les gens avaient du travail, des occasions de faire du profit, et ils vivaient dans la sécurité. C'était suffisant pour que la vie, la vie extérieure, prît ici aussi « la voie du perfectionnement et du progrès ». Tout le reste était refoulé dans les régions obscures, à l'arrière-plan de la conscience, où vivent et fermentent les sentiments élémentaires et les croyances indestructibles des diverses races, religions et castes, et où, bien qu'apparemment morts et enfouis, ils préparent pour un avenir lointain des bouleversements et des catastrophes insoupçonnées, sans lesquelles, apparemment, les peuples ne peuvent vivre, en particulier dans ces contrées.